J’ai rencontré Françoise en mai dernier. A l’occasion du Festival “Fraiches Women Festival” organisé par le média L’Afro. Nous étions 6 femmes noires, assises autour d’une table, venant d’horizon différents, de milieux différents, à discuter, échanger autour des questions du racisme, du féminisme et du patriarcat. C’est ainsi que j’ai découvert sa plateforme Eyala. Une plateforme qui donne la parole aux féministes africaines. Je pourrais vous en dire plus, mais elle le fera certainement mieux que moi. Françoise est notre QUEENSPIRATION de la semaine.
RTM | Bonjour Françoise, nous sommes ravies de t’avoir sur RTM. Avant de commencer, peux-tu te présenter pour nos lectrices et lecteurs ?
Françoise | Salut, et merci de m’avoir invitée ! Je m’appelle Françoise Kpeglo Moudouthe, je suis une féministe panafricaine d’origine camerounaise et de nationalité française qui vit actuellement au Maroc. Il y a dix ans, j’ai choisi de consacrer ma carrière à la lutte pour les droits des femmes en Afrique, ce que j’ai fait d’abord dans le cadre d’une ONG internationale de lutte contre le mariage des enfants et aujourd’hui comme consultante indépendante auprès d’ONG, de fondations et des Nations Unies.
Je suis aussi la créatrice d’Eyala, une plateforme bilingue dont l’ambition est de libérer la parole des féministes africaines de l’injonction de ne parler que de leur expertise afin de leur permettre d’ancrer leur sororité dans leurs expériences personnelles. Eyala, c’est une série de conversations : celles que j’ai en tête-à-tête avec des féministes africaines, qu’on peut trouver sur le blog (www.eyala.blog), celles qui se passent en groupe, dans le cadre de cercles de parole féministes que j’organise un peu partout sur le continent et dans le reste du monde, et enfin celles que j’ai avec moi-même pour documenter mon propre parcours de féministe.
RTM | J’ai envie de te poser 2 questions que j’ai lu sur ton blog et que j’ai trouvé très pertinente. La première, qu’est-ce que ca veut dire d’être une féministe africaine aujourd’hui ?
Françoise | C’est effectivement LA grande question que je pose avec Eyala, et ce que je comprends aujourd’hui c’est qu’il y a autant de réponses qu’il y a de féministes africaines. En ce qui me concerne, c’est d’abord la certitude que le féminisme est dans son essence en harmonie avec mes valeurs et ma culture africaines, contrairement à ce que j’entends tout le temps. Ensuite, c’est une lutte pour la libération des femmes en Afrique et ailleurs – mon objectif va bien au-delà de l’égalité. Troisièmement, mon féminisme est une pratique quotidienne, c’est-à-dire que j’essaie d’incarner mes valeurs féministes dans tous les aspects de ma vie : au boulot, avec mes enfants, au lit, partout ! Et enfin, c’est une expérience collective : mon action féministe s’inscrit dans un mouvement et se nourrit de la sororité avec d’autres femmes.
RTM | La seconde, quelles sont les expériences qui t’ont menée vers l’activisme ?
Françoise | Je dirais pour commencer que ma mère – qui ne se définit pourtant pas comme activiste et encore moins comme féministe – m’a inculqué les premières bases de mon activisme. Quand elle me rappelait que certaines de mes cousines n’avaient pas les moyens d’aller à l’école, elle me faisait prendre conscience de mes propres privilèges. Quand elle m’emmenait à l’orphelinat de l’association où elle travaillait comme volontaire, elle me montrait l’importance de se mettre au service de la communauté. Mon activisme doit beaucoup à ma mère.
Mais il y aussi eu des accidents, des rencontres, et même des coups de grâce. Par exemple, je travaillais à Londres comme analyste politique pour The Elders, un groupe de leaders comme Desmond Tutu, Kofi Annan, Mary Robinson ou Jimmy Carter, et tout d’un coup on m’a demandé de leur proposer une stratégie pour leur permettre de s’engager pour les droits des femmes. Ça a tout changé, car ça m’a permis d’apprendre, de militer, et de rencontrer des féministes extraordinaires qui m’ont inspirée. C’est pour les honorer que j’ai créé Eyala.
« Le silence est une des armes les plus puissantes du patriarcat. »
RTM | Peux-tu nous raconter la genèse du blog Eyala, né il y a un peu plus d’un an ?
Françoise | Ça faisait plus de huit ans que je travaillais avec des féministes africaines – en tant que Directrice Afrique de l’ONG internationale Girls Not Brides, mon rôle était de les aider à organiser leur plaidoyer auprès de gouvernements, de l’Union Africaine et d’autres institutions. Mais quand la pression est devenue trop grande et que je me suis retrouvée en burnout, je me suis rendu compte que même si nous nous disions sœurs dans la lutte, nous n’étions que des collègues, car nous n’avions jamais pris le temps de discuter d’autre chose que des sujets sur lesquels nous travaillions. Nous n’avions fait aucun effort conscient pour nous ouvrir les unes aux autres sur nos parcours et nos convictions, sur notre vision et notre pratique du féminisme, etc.
J’ai compris que notre mouvement féministe n’investissait pas assez pour renforcer sororité, et je trouvais ça grave. Alors j’ai quitté mon job et j’ai commencé à appeler les féministes auprès desquelles j’avais travaillé toutes ces années pour enfin leur demander de me parler de qui elles étaient, pas juste de ce qu’elles faisaient.
RTM | Pourquoi était-ce important de proposer une plateforme qui mettrait en avant les féministes africaines ?
Françoise | D’abord parce que je les adore ! Mais surtout parce qu’il y a trop d’idées fausses qui circulent à leur sujet. En Afrique, on dit des féministes africaines qu’elles sont des vendues qui crachent sur les valeurs africaines. En Occident, on se braque lorsque les féministes africaines dénoncent (à juste titre) les travers du féminisme blanc. Dans la diaspora, on nous reproche de dénoncer les violences faites aux femmes par les hommes Noirs au sein de la communauté.
Tout le monde traite la féministe africaine comme une traitresse mais personne ne l’écoute. Tout au plus, les médias nous donnent trois minutes pour commenter un énième cas de violence. Du coup, les féministes africaines sont constamment sur la défensive, ce qui nous laisse peu de temps pour s’ouvrir les unes aux autres, pour prendre soin les unes des autres.
RTM | Quels sont selon toi, les préjugés qui résistent encore aujourd’hui dans le féminisme vis à vis des femmes africaines ?
Françoise | En plus de tout ce que j’ai dit dans ma réponse précédente, il y a une vision permanente de la femme africaine comme victime. Je le vois surtout quand je travaille avec des ONG ou des institutions internationales. Tant de condescendance… Ça me fatigue tellement que je ne sais pas quoi ajouter.
RTM | La sexualité féminine est également un sujet que tu abordes. Pourquoi est-ce important de prendre la parole sur la sexualité des femmes ?
Françoise | De façon générale, je pense que le silence est une des armes les plus puissantes du patriarcat. Refuser de se taire c’est l’acte de résistance le plus accessible et le plus puissant pour chacune d’entre nous. D’ailleurs, « Eyala » signifie « la parole » dans ma langue maternelle, le Douala.
En tant que femmes africaines, nous devons parler de sexualité parce qu’on nous a trop raconté de conneries à ce sujet ! Pardon my French, mais la plupart d’entre nous a reçu une éducation à la sexualité inexistante ou angoissante car fondée sur la honte. Il est temps qu’on se rappelle que la sexualité c’est aussi du plaisir, de la joie. Et il est temps de nous libérer de cette idée stupide selon laquelle l’honneur d’une communauté se logerait entre les jambes de ses filles.
RTM | Tu animais dernièrement une conférence à ce sujet, « Decentring The D ». Il y a un sujet que j’ai trouvé très intéressant. Comment parler de sexualité aux enfants. Quelles pistes proposerais-tu aux parents qui se posent la question ?
Françoise | C’était une expérience extraordinaire d’animer une session dans le cadre de ce festival féministe « sex-positive » au Ghana, créé par Nana Darkoa Sekyiamah et pour célébrer les dix ans de son blog « Adventures from the bedrooms of African Women ». On a longuement parlé d’éducation à la sexualité, un sujet qui me travaille depuis longtemps en tant que féministe et en tant que mère. Si je peux proposer quelques pistes, je dirais :
1. Sortons la peur de l’équation : la féministe ghanéenne Kinna Likimani nous parlait de ne pas transmettre nos propres peurs sur la sexualité à nos enfants, et elle a tellement raison. Si on continue d’avoir peur (de notre puissance, de notre plaisir, ou juste du qu’en dira-t-on), on n’enseignera de la sexualité que les dangers.
2. Cessons de confondre éducation à la sexualité et incitation à la débauche. En tant qu’activistes, on rencontre cet amalgame dans notre plaidoyer auprès des parents, des écoles et des gouvernements.
3. Voyons l’éducation à la sexualité comme une façon de donner à nos enfants les moyens de prendre leurs propres décisions, et pas comme une stratégie pour leur imposer les nôtres.
Ce sont les règles que j’essaie de respecter au quotidien. Je ne vais pas te mentir, ce n’est pas du tout facile !
« Le meilleur remède c’est la sororité : j’ai créé un réseau de féministes vers lesquelles je peux me tourner pour chacune de mes questions. »
RTM | Dans un de tes articles, tu parles d’incarner ses principes féministes. Comment le féminisme a changé ta vie dans ton quotidien ?
Françoise | Etant donné que j’ai commencé à militer pour les droits des femmes parce que mon boulot l’exigeait, j’ai fait le chemin inverse à celui de beaucoup de mes sœurs féministes : je suis allée du politique vers le personnel. Bien après le début de mon activisme, mon entrée dans le féminisme a été une décision délibérée d’incarner dans ma vie de tous les jours les principes que je demandais aux gouvernements et à l’Union Africaine d’intégrer à leurs politiques. Ce que j’essaie de dire c’est que le féminisme n’a pas été une rencontre qui a changé ma vie par la suite ; c’est parce que j’ai changé ma vie que je me dis féministe.
Concrètement, ça donne quoi ? Je ne lis plus rien sans prendre des notes. Je ne consomme plus sans me poser la question de l’éthique de l’entreprise qui vend, j’élève mes enfants en me rappelant que je dois montrer l’exemple, pas juste parler. Dans mon couple, j’ai appris à remettre en question les habitudes qui n’étaient pas en phase avec mes principes coté charge mentale, sexualité, tout ! Et avec les autres femmes, j’ai compris que l’amitié n’est pas une condition préalable à la sororité : je n’ai pas besoin d’aimer ni même de connaitre une femme pour défendre ses droits ou pour la soutenir face aux attaques du patriarcat.
RTM | « Le mythe de la féministe badass », tu en parles aussi dans un article. Comment on accepte au quotidien qu’on ne peut pas être une super femme à plein temps, que c’est usant et épuisant ?
Françoise | Le mythe de la féministe badass, c’est l’idée qu’on doit avoir la position la plus woke sur tous les sujets, avoir lu tous les classiques féministes, ne pas prendre personnellement les attaques des trolls, avoir un avis super bien étayé sur toutes les dernières controverses. Le tout en étant une mère toujours souriante, une bête de sexe, en buvant deux litres d’eau par jour et en ayant un teint éclatant. C’est la vie de qui en fait ? Pas la mienne en tout cas… Il faut qu’on l’accepte et surtout qu’on arrête de faire croire aux autres qu’on est au top tout le temps. En perpétuant ces injonctions, on rend un beau service au patriarcat.
Pour moi, le meilleur remède c’est la sororité : j’ai créé un réseau de féministes vers lesquelles je peux me tourner pour chacune de mes questions. Chacune avec sa spécialité : il y a celles qui répondent à mes questions basiques sur le féminisme, celles avec qui je peux parler de mes doutes sur mes capacités de blogueuse, celles qui m’aident à gérer ma carrière, celles qui me guident sur les questions de parentalité… Pour y arriver, il m’a fallu montrer toutes mes vulnérabilités, et aussi prendre le temps de donner autant que je recevais.
RTM | Si tu devais nous présenter 3 féministes africaines, quelles seraient-elles ?
Françoise | Parce qu’elle sait faire bouger les choses avec très peu de ressources : Aya Chebbi, une jeune féministe Tunisienne qui a commencé son activisme pendant la révolution et est devenue la première Envoyée Spéciale de l’Union Africaine pour la jeunesse.
Parce qu’elle fait un boulot extraordinaire pour libérer les femmes des tabous liés à leur sexualité : Dr. Tlaleng Mokofeng (on l’appelle Dr. T), médecin sud-africaine qui a consacré sa carrière à informer les femmes du continent et d’ailleurs sur leur santé et leurs droits en matière de sexualité.
Et parce qu’elle est une théoricienne extraordinaire des féminismes en Afrique : Minna Salami, autrice nigériane et finlandaise du blog MsAfropolitan.com. Elle écrit avec un mix extraordinaire de grâce et de puissance.
RTM | Un conseil à partager pour celles qui souhaitent se lancer mais qui n’osent pas ?
Françoise | Pas un conseil, mais une question : on a quoi à perdre, en fait ? Des générations de femmes ont adopté la stratégie du silence. Ça ne marche pas : on se fait toujours exciser, marier de force, violer, tuer. Comme disait Audre Lorde, « votre silence ne vous protégera pas ». Essayons autre chose !
RTM | Quel est le morceau qui te donne le smile à coup sûr ?
Françoise | C’est pas très glamour mais… 200% zoblazo de Meiway !
RTM | Et enfin, qu’est-ce qui fait de Françoise, une Reine Des Temps Modernes ?
Françoise | Je ne me vois pas tellement comme une reine, pas tant par humilité (un peu quand même !) mais parce que mon approche du leadership n’est pas de me mettre en avant. Je choisis de me mettre au service d’une communauté de femmes et de féministes africaines. Je choisis de les écouter, d’amplifier leurs messages, et créer des espaces de sororité pour leur permettre de s’exprimer et de recharger les batteries.
Et plus personnellement, j’ai un peu hésité à me lancer totalement avec Eyala, à lui donner la priorité par rapport à ma carrière notamment. Ça m’a paralysée et pendant des mois, je n’ai presque rien publié. Mais j’ai laissé toutes mes peurs en 2019 donc… on va dire le courage de sauter dans le vide !