Florence Naprix (Artiste) – “J’associe le jazz à la liberté, à une forme de folie qui déverrouille”

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Vivre, c’est exister dans le temps présent. Mais vivre, c’est aussi exister à travers nos héritages passés, tout en regardant vers des lendemains incertains. Notre QUEENSPIRATION de la semaine a l’âme voyageuse. Elle vit son temps, ou revit en divers espace temps. Elle s’appelle Florence Naprix, elle est guadeloupéenne et elle a accepté de nous raconter un bout de son voyage artistique et musical.

Crédit : Xavibes

RTM | Bonjour Florence, quels sont les mots que tu choisirais pour te décrire aujourd’hui ? 

F. Naprix | Bonjour Wendie. La question n’est pas facile… Je suis guadeloupéenne, artiste, interprète, autrice, compositrice, comédienne depuis quelques temps, porteuse d’un beau projet intitulé Dans la peau de Mano, mère, curieuse de ce qui m’échappe, en quête perpétuelle d’équilibre et de joie, apprentie écolo, amoureuse de la langue créole, que je défends ardemment, d’un naturel passionné, pétrie d’incohérences… Quoi d’autre ? J’adore procrastiner, je suis gourmande à souhait, plutôt paresseuse, toujours débordée (hors périodes de confinement !), allergique à la méchanceté et aux injustices (mais je me délecte volontiers d’un bon cancan de temps en temps) et je travaille encore et encore à augmenter mon potentiel “confiance en moi”. Je crois que ça me résume pas mal !

RTM | Tu berces dans la musique depuis ton plus jeune âge en commençant par le piano dès l’âge de 8 ans. De quoi rêvait la Florence de 8 ans qui grandit en Guadeloupe ? 

F. Naprix | Je rêvais d’être une sirène (rires) ! Je m’en rends compte en répondant à la question mais à cette époque, je rêvais d’un destin à la Belle et la Bête ou Ariel la petite sirène, ces femmes qui rejettent le conditionnement dans lequel elles ont été élevées et qui s’en échappent pour devenir elles-mêmes. Paradoxalement, pourtant, j’ai commencé par me forger une vie des plus balisées, paralysée par la peur d’aller à ma rencontre et de risquer me retrouver dans un tourbillon que je ne saurais maîtriser. Quel dommage, n’est-ce pas ? Ce n’est qu’à l’âge de 28 ans que j’ai commencé à ouvrir les portes de ma propre vie. 10 ans plus tard, je n’en suis encore qu’au début et je trouve ça génial ! 

RTM | Quelles ont été tes rencontres musicales déterminantes au cours de ton parcours ? 

F. Naprix | Elles sont nombreuses. La première, c’est mon inscription à l’école de musique Armand Siobud, à Pointe-à-Pitre, alors que je suis au primaire. J’y ai pris des cours de piano avec Normand Devault mais, surtout, j’ai intégré une chorale et donc, découvert la musique à plusieurs, l’énergie qui se transmet d’une personne à l’autre, la force de l’ensemble. Je crois que je ne connais rien de plus magique que ce lien puissant qu’on expérimente pendant un concert, entre tant de gens qui ne connaissent pas, ne se parlent pas, ne se touchent pas, et à même de susciter les émotions les plus fortes, voire de guérir dans certains cas.

La deuxième, c’est un événement appelé Les Orchestrades de la Caraïbe. Pendant une semaine, les jeunes musiciens de toutes les écoles de la Guadeloupe étaient invités à se réunir pendant une semaine, autour d’un répertoire commun. Chaque fois, au moins une autre île caribéenne était représentée (je me rappelle une année où nous avons partagé cette aventure avec des Sainte-Luciens). La restitution de notre travail avait lieu au Centre des Arts et de la Culture de Pointe-à-Pitre (la classe !) : l’immense orchestre que nous finissions par former alors que nous ne nous connaissions pas une semaine auparavant donnait tout, pour impressionner les parents venus nombreux nous applaudir. C’était galvanisant. Tous ces jeunes adolescents, loin des parents, presque autonomes, et qui réalisaient quelque chose de grandiose ! J’en suis marquée à tout jamais. C’est aussi à ces occasions que j’ai croisé la route de Jérôme Castry, Arnaud Dolmen, Sébastien Drumeaux…

Plus tard, j’ai 18 ans et je suis en classe préparatoire à Lyon, où je me sens terriblement loin de chez moi. La vie me met sur le chemin d’un groupe d’étudiants qui m’accueillent à bras ouverts dans leur groupe. Avec Panach’, je fais des reprises de classiques du zouk et même la première partie de Kassav’ à l’occasion d’un festival ! Bon… “première partie” est peut-être un peu exagéré… On a joué sur la même scène avant eux. Mais quand même !

La rencontre cruciale suivante, c’est Willy Salzedo, pianiste et compositeur guadeloupéen, qui me permet de faire mes débuts sur la scène parisienne et en studio, aux choeurs.

Last but not least, il y a environ 10 ans, alors que je quitte mon emploi de libraire pour me consacrer pleinement à la musique et que je travaille à mon premier album, Stéphane Castry accepte de réaliser ce projet, qui deviendra Fann Kann et sortira en 2012. C’est le début d’une superbe collaboration qui se renouvelle au fil des années. Entre son talent et sa bienveillance, Stéphane me pousse sans cesse à me dépasser et à sortir de ma zone de confort. En réponse, je l’entraîne à mon tour sur des chemins qui stimulent sa créativité. Que demander de mieux ?  

“Mon objectif, c’est ensuite de m’insurger contre le fait que nous nous permettions d’oublier un personnage de cette envergure sous prétexte qu’elle ait été, aux yeux de notre société, une “femme de mauvaise vie”.

RTM | Que serait Florence sans le jazz ? Quelle relation entre le jazz et Florence Naprix ? 

F. Naprix | Je n’en ai pas la moindre idée ! Au plus loin que je remonte, c’est la première musique qui ait résonné à mes oreilles, celle qu’écoutait mon père. C’est aussi celle qui m’a donné envie de chanter. J’écoutais avec attention les prestations d’Ella Fitzgerald et de Sarah Vaughan et tout en essayant de les imiter (on ne saurait rêver meilleures professeures), je me disais que c’est cela, le talent : faire vibrer par-delà l’entendement. Je ne comprenais pas un traître mot d’anglais et pourtant, toutes ces chansons me transportaient si loin…

J’associe le jazz à la liberté, à une forme de folie qui déverrouille. Plus tard, j’ai découvert (je fais souvent les choses à l’envers) à quel point la biguine s’en rapprochait. Alors, le lien entre les musiques de chez moi et ce que m’évoquait le jazz a subitement été évident : rébellion, transformation, sublimation. C’est de cela que sont nées nos musiques.

RTM | J’ai récemment découvert l’histoire de Manuéla Pioche que tu incarnes dans le spectacle « Dans la Peau de Mano ». Je ne connaissais pas l’histoire de cette artiste guadeloupéenne. Qui était Mano et que souhaitais-tu raconter sur cette femme avec ce spectacle ? 

F. Naprix | Manuéla Pioche est la première chanteuse à avoir intégré des orchestres de bal, exclusivement composés d’hommes jusqu’alors, dans les années 1950, en Guadeloupe, à une époque où la place des femmes se trouve à la maison, auprès de leurs enfants. Elle rencontre un succès fou, grâce à sa voix, ses talents d’interprète, sa générosité. Le public la suit en masse, tout comme les producteurs et musiciens de la place. Elle a interprété un nombre incalculable de mélodies qui résonnent encore dans nos oreilles. Pourtant, ce nom, Manuéla Pioche, tombe dans l’oubli. Si les plus de 65 ans s’en souviennent, la transmission semble avoir quelques ratés. Et en creusant, je me rends compte que c’est peut-être la mauvaise réputation de l’artiste qui en est en cause. La jeune femme (elle est morte à l’âge de 37 ans) était alcoolique et “fréquentait” des hommes. En dépit de son immense talent, ce sont ces faiblesses que l’histoire a choisi de retenir, avant de l’effacer de nos mémoires.

Mon objectif, en imaginant le spectacle musical Dans la peau de Mano, pour la remettre sur le devant de la scène, c’est d’abord de réveiller un personnage majeur de notre histoire musicale, culturelle, historique, sociale (rien que ça !). Manuéla Pioche chantait des textes qui dépeignaient la vie des Guadeloupéens de son époque certes, mais certains d’entre eux étaient particulièrement engagés comme Pa ban-mwen kou (qui évoque les violences conjugales, dont elle a souffert), Gwadloupéyen doubout (célébrant les forces vives du pays et exhortant à en avoir conscience), Célibataire endurci (évoquant le bonheur d’une vie sans entraves) ou encore Doudou pa pléré (une sorte d’apologie de l’infidélité). Même si elle ne se présente jamais comme telle, Manuéla Pioche interprète des textes militants, féministes, engagés.

Mon objectif, c’est ensuite de m’insurger contre le fait que nous nous permettions d’oublier un personnage de cette envergure sous prétexte qu’elle ait été, aux yeux de notre société, une “femme de mauvaise vie”. Cette question ne se pose jamais quand il s’agit d’hommes.

Mon objectif, c’est encore de mettre l’accent sur les nombreuses forces que recèle la Guadeloupe. Ce spectacle autour de Manuéla Pioche parle d’elle, oui, mais il est aussi l’occasion de célébrer le talent de tous ceux qui y participent : Alain Verspan, formidable metteur en scène, Stéphane Castry, arrangeur, compositeur et bassiste de talent. Anaïs Verspan, plasticienne incroyable, notamment.

Pour moi, ce spectacle est une vitrine de ce dont nous avons toujours été capables : sublimer l’horreur, la peine, la misère.

RTM | J’aime les histoires de réincarnation moderne. Cette possibilité de puiser dans le passé pour repenser son présent. Qu’as-tu appris sur toi en étant dans la peau de Mano ? 

F. Naprix | Comment répondre sans trop me dévoiler…

Parler de Manuéla Pioche, c’est indéniablement parler de moi. Il y a plusieurs similitudes entre cette femme et moi, à 60 ans d’intervalle. Les thèmes que nous évoquons se rejoignent : l’amour, un questionnement de la place des femmes dans leur société, les forces vives et la beauté du pays Guadeloupe… J’ai compris que ce que j’avais pu vivre de difficile dans mes relations amoureuses me poussait aujourd’hui à en parler en musique. J’ai également pris conscience qu’il ne tient qu’à nous de contribuer au changement des mentalités et comportements qui ne nous conviennent pas, en les mettant nous-mêmes en œuvre dans notre environnement proche.

J’ai aussi découvert que j’avais le droit de rêver grand (ce n’est pas si évident…) et que j’étais en mesure de porter de A à Z un projet d’envergure. J’en profite pour remercier tous ceux qui ont contribué à ce succès, de près ou de loin. Leur apport est inestimable. 

Crédit : Nicky Mariette

RTM | La scénographie et la mise en scène ont été réalisées en collaboration avec Alain et Anaïs Verspan. Comment s’est passée la collaboration ?

F. Naprix | La mise en scène est l’œuvre d’Alain Verspan, merveilleux comédien guadeloupéen au parcours prolifique. Je suis enchantée qu’il ait bien voulu faire partie de l’aventure. Dans ce spectacle qui mêle musique et comédie, tous les artistes en présence sont, de fait, des acteurs. Or aucun d’entre nous n’a cette formation. Nous nous sommes retrouvés à jouer plus que de la musique, sur scène et à nous éloigner fortement de notre zone de confort. Quel plaisir que de pouvoir compter sur quelqu’un comme Alain Verspan, qui nous amène à nous dépasser en douceur et avec une grande patience ? Mieux, une immense confiance qui, parfois, nous manque, à nous.

De plus, l’un des défis que je me suis fixés en imaginant ce spectacle est de parvenir à raconter une histoire cohérente sans longues tirades et déclamations. Grâce aux choix de mise en scène que m’a proposé Alain, un travail subtil sur le signe me permet d’y arriver.

Anaïs Verspan, qui est une amie et qui s’avère être la fille d’Alain, a été l’une des premières personnes à qui j’ai parlé de ce projet, bien avant qu’il ne voie le jour. Et dès le début, elle s’est impliquée dans la conception esthétique du spectacle. C’est ainsi que le personnage central, celui qui évolue sur scène, qui n’est ni Manuéla Pioche, ni moi-même, prend l’aspect d’une pin-up créole, au maquillage et à la coiffure sophistiqués, aux tenues qui évoquent une Guadeloupéenne moderne (merci à Sanouyé) et aux accessoires dépouillés, pour laisser place au mouvement et à l’émotion.

RTM | Tu fais partie de ces artistes qui font perdurer les musiques traditionnelles notamment la biguine en les remettant au goût du jour. En quoi cette transmission est-elle importante ? 

F. Naprix | Je suis de celleux qui pensent qu’il faut savoir d’où l’on vient pour visualiser le chemin qu’on décide d’emprunter. Notre patrimoine est une immense richesse. Je n’en connais évidemment pas tous les aspects et j’ai plaisir à me concentrer sur ceux qui me parlent. C’est le cas de la biguine. Cette musique dit tant de choses de nous que je suis persuadée que s’en imprégner (comme du gwoka, du zouk, etc) ne peut que nous nourrir. En revanche, j’ai conscience que les biguines des années 1950-60 peuvent manquer d’attrait pour les plus jeunes. C’est l’une des raisons pour laquelle j’ai fait appel à Stéphane Castry, pour réarranger, sans contrainte (je fais pleinement confiance à son génie), les titres de l’époque que j’ai choisi d’intégrer au spectacle. Nous avons volontairement déconstruit les biguines, chachas et boléros originaux. Et les nouveaux titres ainsi obtenus, portés par une formation composée de deux violoncellistes, d’un batteur et d’un bassiste, sont résolument modernes et contemporains, et constituent un pont étonnant entre hier et aujourd’hui.

Crédit : Xavibes

RTM | Mano était une femme libre pour son époque. Te sens-tu libre en tant que femme et en tant qu’artiste, aujourd’hui en 2020 ?

F. Naprix | La question est difficile… Je pourrais choisir de me laisser enfermer dans ce que l’on attend de moi : jouer de mes atouts physiques, me fondre dans le moule des chanteuses à succès, rester “à ma place” et laisser d’autres diriger, parce que, mine de rien, c’est confortable. Mais non. J’ai la liberté de choisir de faire autrement. D’aller au-devant de moi-même, de me tromper, d’assumer mes décisions, d’être responsable des artistes et partenaires auxquels je fais appel, etc. Oui, en 2020, je suis une femme libre. Et je tente chaque jour de manifester cette liberté, au moins à mes yeux et à ceux de mon fils (en espérant qu’il en tire les meilleurs enseignements) et, par extension, peut-être, à ceux du public. Certains pourraient en tirer de la force, du courage, du réconfort, que sais-je…  

RTM | Dans 100 ans, que murmureras-tu à l’oreille de la femme qui incarnera « Dans la peau de Florence » ?

F. Naprix | Je lui soufflerai d’y aller avec confiance. Si mon personnage l’a inspirée, elle saura très probablement quoi faire.

RTM | Quelles sont ces femmes qui te donnent l’envie de te dépasser, de t’assumer telle que tu es, de faire entendre ta voix ?

F. Naprix | Il y en énormément.

La première est indéniablement la Mulâtresse Solitude ! Très tôt, ce personnage de la libération des esclaves a nourri mon imaginaire !

Je suis une grande fan de ma mère, tellement géniale, et qui gagnerait tant à se défaire de ses peurs.

Christiane Taubira est un modèle de force et d’intelligence.

Quand je serai grande, je serai Gerty Dambury, cette écrivaine guadeloupéenne afroféministe, que j’admire énormément, militante sur tant de plans, à l’origine de plusieurs mouvements destinés à nous permettre de nous élever sans peur et au mépris des plafonds dont on nous menace constamment.

Et je salue bien bas toutes les femmes de ma génération qui osent, entreprennent et contribuent à faire notre fierté, dans des domaines tellement variés.

RTM | En 2012, tu sortais ton premier album « Fann Kann ». Un nouveau projet musical serait-il en préparation ?

F. Naprix | Je ne sais pas produire et créer en masse. J’ai vraiment besoin qu’un projet m’habite pour lui consacrer le temps, l’énergie et l’argent qu’il nécessite. Entre temps, je me nourris des expériences (nombreuses et variées) auxquelles je me prête.

Je travaille depuis deux ans sur Dans la peau de Mano. L’idée s’est concrétisée il y a tout juste un an et commence à faire parler d’elle. Et en plus de ce spectacle à faire connaître au monde entier (pourquoi pas ?), j’ai encore plusieurs axes à développer : un album à enregistrer, des ateliers à proposer aux scolaires, aux victimes d’addictions, aux personnes âgées autour de la musique et des thèmes abordés dans le spectacle, une exposition photographique illustrant les liens qui unissent les guadeloupéennes d’aujourd’hui à celles d’hier et bien d’autres choses encore… Le chantier débute à peine !

RTM | Et enfin, qu’est-ce qui fait de Florence une Reine Des Temps Modernes ?

F. Naprix | L’humilité et la modestie devraient me retenir de répondre à une telle question !

Mais… Non, allez, je joue le jeu jusqu’au bout. Je suis une reine des temps modernes à l’instar de toutes ces femmes, de plus en plus nombreuses en Guadeloupe, notamment, qui ont le courage de sortir des cases que leur éducation, la société, leur famille, leurs rêves étouffés semblent leur imposer. Je suis une reine qui apprend chaque jour sa valeur et tente de transmettre autour d’elle l’importance de se regarder en face et de s’aimer pour ce qu’on est.

En ces temps modernes, ma royauté consiste à apprendre à mon fils à respecter chaque femme qui croisera sa route, exactement comme il devra respecter tous les hommes à qui il aura affaire.

La femme et artiste que je suis est extrêmement flattée qu’on puisse la considérer comme une Reine des Temps Modernes. A moi d’être à la hauteur de cette fonction.

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