Stéphanie Melyon-Reinette – « Le cri est nécessaire encore aujourd’hui car la lutte n’est pas finie »

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Femme plurielle. Femme multiple. Femme. Notre QUEENSPIRATION de la semaine est femme qui s’autorise, femme qui s’autorise à être, liberté, création, émancipation. Elle s’appelle Stéphanie Melyon-Reinette, elle est femme artiste, femme chercheure, femme sociologue. Elle est ce qu’elle s’autorise à être et elle nous ouvre les portes sur une fenêtre de sa vie.

Crédit : Reid Van Renesse (performance JAZZ Je suis Lalou Zaouli, avec Judith Tchakpa)

RTM | Bonjour Stéphanie, nous sommes ravies de t’accueillir sur RTM. Peux-tu de définir, t’introduire à nos lectrices/lecteurs ?

Stéphanie | Bonjour à toutes. Je suis Stéphanie Melyon-Reinette. Je me définis en tant que chercheure. Je suis une sociologue qui fait de la recherche mais également une artiste qui fait de la recherche. La recherche précède toujours le résultat.

Je suis sociologue, performeuse, danseuse, poétesse… J’occupe actuellement un poste de responsable des affaires culturelles pour la ville de Port-Louis, et de directrice de médiathèque. J’apprends à dompter mon caractère en travaillant dans la hiérarchie (rire).

RTM | Après avoir vécu de longues années à l’étranger, tu décides de rentrer travailler et mettre ton engagement au service de la Guadeloupe. Qu’est-ce qui a motivé ce choix ?

Stéphanie | Je suis rentrée pour deux raisons. La première est que j’avais entamé un travail d’archives mémoriel avec ma famille. En tant qu’artiste et en tant que chercheur, j’abordais également certaines questions qui nécessitait que je sois sur place. Mon oncle Luc m’avait d’ailleurs dit : « Tu ne peux pas aborder certaines questions de loin. Il faut que tu rentres ». Ça a été le premier déclic. Je ne voulais pas donner ma matière grise à l’université française. La recherche en France est très cadrée, c’est une façon de penser. Il faut être corvéable. Je n’avais pas envie de me soumettre à cela.

La deuxième raison est que je me suis rendue compte que l’on connaissait bien mieux l’Europe que la Guadeloupe, et les îles du bassin caribéen qui sont beaucoup plus proches de nous. Je voulais me rapprocher des Caraïbes, de l’Amérique du sud.

J’avais aussi simplement le mal de mon pays.

« La globalisation favorise l’oubli. Un oubli qui est cultivé chez les consommateurs et la jeune génération. »

RTM | Tu as effectué ta thèse sur la communauté haïtienne et sa diaspora. Qu’est-ce qui t’intéressait dans l’histoire du peuple haïtien ?

Stéphanie | Plus j’avançais dans mon cursus, et plus je m’intéressais aux questions d’indépendance. J’ai un certain déterminisme familial dont je parle dans l’introduction de ma thèse, de par l’histoire de ma famille paternelle, mon oncle Luc Reinette en particulier, le mouvement indépendantiste en Guadeloupe, qui ont certainement joué un rôle central dans mon choix de sujet.

Je cherchais ainsi des réponses ailleurs, chez nos voisins. Je me suis d’abord intéressée à l’indépendantisme à Porto Rico. Mais j’ai été vite déçu par « l’américanisme » de l’île.

C’est un jour en discutant avec mon père, il m’a dit « Pourquoi ne travaillerais-tu pas sur Haïti ? ». Et rapidement, je me suis dit pourquoi pas. Je me suis donc intéressée à l’abnégation et la résilience de ce peuple qui lutte pour sa survie. J’ai porté une attention particulière aux mouvements migratoires des haïtiens aux Etats-Unis, à la discrimination qu’ils subissent, à la place que cette communauté a su se faire politiquement dans un pays qui ne veut pas d’elle. J’ai pu également faire le parallèle avec leur situation en Guadeloupe. Ce travail de thèse était très enrichissant.

RTM | Tu as cité le travail d’archive mémoriel que tu as entamé avec ta famille… Pourquoi est-ce important de garder des traces ?   

Stéphanie | Parce que l’amnésie prend vite ! Si on prend les évènements de Mai 67 en Guadeloupe, cette période d’indépendantisme, où des personnes sont mortes, où des personnes ont été en prison, où des personnes ont été trahies… le silence règne. 

Celles et ceux qui ont vécu cette période ont encore peur, peur des conséquences. Il y a une espèce de loi du silence.

On parle d’une période où des hommes et des femmes étaient fusillés sur la place publique et quand les familles se rendaient à l’hôpital, les corps avaient disparu le lendemain. Certaines personnes, jusqu’à l’heure d’aujourd’hui, ne savent pas où se trouvent les corps des membres de leurs familles disparus. Tout cela crée un climat de peur.

Mon oncle me disait par exemple, qu’il sentait que c’était encore trop tôt pour parler, surtout qu’il n’y a pas de prescriptions. De ce fait, la transmission est difficile.

Si nous ne parlons pas avec nos ainés, de la Guadeloupe contemporaine, tout partira avec nos grands-parents.

Je pense aussi que la globalisation favorise l’oubli. Un oubli qui est cultivé chez les consommateurs et la jeune génération.

Nous avons une jeunesse qui ne sait pas qui elle est.

Nous sommes une jeune civilisation qui n’est pas nécessairement obligée d’apprendre son histoire avec douleur. L’histoire peut s’apprendre de manière objective. Il est fondamental que nous portions notre histoire en nous.

RTM | Tu le disais toi même, ta famille porte en elle une histoire d’engagement et de militantisme forte. Comment gères-t-on cet héritage ?

Stéphanie | Reprendre le flambeau est difficile. Mon oncle est toujours au combat. Mon père, malgré son poste à l’époque dans la fonction publique, n’a cessé de servir la Guadeloupe.

Il fut une époque où c’était lourd à porter. Pendant très longtemps, je ne comprenais pas, je ne savais pas ce qui s’était passé. Comme pour beaucoup d’enfants de militants, tu es extrêmement protégé.e.

C’est parce que je suis devenue chercheure, que j’ai cherché des réponses. Mon oncle, même après sa libération ne parlait pas de ce qui s’était passé. C’est grâce au travail d’archives mémoriel entrepris, que j’interroge depuis mon oncle sur ce qu’il a vécu et ce qui l’a motivé. Je me souviens lui avoir demandé un jour : « comment se réveille-t-on un jour en décidant de faire la révolution, de prendre les armes et d’aller poser des bombes ? ». 

« C’est libérateur de s’aimer, surtout en tant que femme et en tant que femme noire. »

RTM | Tu abordes une question très intéressante. La question de la transmission. J’ai l’impression qu’il y a un fossé entre deux générations qui ne parviennent pas à communiquer.

Stéphanie | Oui, il  y a un mouvement qui ne se fait pas. Je pense que chez l’ancienne génération il y a une certaine pudeur. Une difficulté à exprimer ses émotions, ses sentiments. On ne pleure pas, ou pé pa bigidi ! Tu ne peux pas tomber. Je pense qu’il y a cette peur de flancher devant les jeunes, de montrer cette douleur. Une situation qui crée un rejet. Parfois tu vas aller voir une personne âgée et la questionner sur un sujet, elle va te demander d’arrêter de poser des questions. C’est une manière de se protéger.

Notre histoire est tellement récente. Je pense que nous avons besoin d’un médiateur/médiatrice (rire). Ce serait peut-être la solution. Mais cette conversation est centrale si nous voulons guérir. Inconsciemment, il y a beaucoup de colère chez nous, mais nous ne savons pas d’où elle provient. Elle vient de ce qu’on a vu chez nos parents, dont nous nous sommes imprégnés.

RTM | Chercheur et artiste. On pourrait penser qu’il y a contradiction entre ces deux mondes. Comment ces deux facettes cohabitent et à quel moment était-il important pour toi de challenger l’univers académique ?

Stéphanie | J’ai toujours voulu être artiste. Petite, je voulais être danseuse classique. Finalement je me suis orientée vers la danse moderne, contemporaine et traditionnelle. Dans ma formation en tant qu’artiste, j’ai rapidement eu envie de m’affranchir des normes et des catégories. Une volonté qui s’est accentuée avec mon positionnement en tant que chercheur et intellectuelle.

Je me suis concentrée sur mes études par rapport à mon père. J’ai donc suivi un parcours académique classique, j’ai obtenu un doctorat. Cette année là, j’ai perdu mon grand-père, et trois de mes amis se sont suicidés. Ça a été le déclic. A partir de ce moment, ma liberté est devenue fondamentale dans ma vie en tant que femme, en tant qu’intellectuelle. Je n’ai plus voulu rentrer dans des cases.

Au début j’ai voulu séparer les choses pour correspondre à un modèle français. Mes séjours aux Etats-Unis m’ont aidé à accepter que je pouvais être plusieurs choses en même temps. L’individu est par définition multidimensionnel. C’est ce qui m’a permis de me réconcilier avec mes différentes facettes.

Après ma thèse, je suis revenue à mon art. J’ai fait de la scène, de la musique, des performances. Je sais que je passe un peu pour une ovnie. Mais je pense que toutes mes facettes se nourrissent. J’ai commencé par te dire que je suis chercheure. En tant que chorégraphe, je ne pense pas d’abord au mouvement, mais au propos, qu’est-ce que je veux dire. Je n’arrive plus à être dans une démarche de danse désincarnée, dé-substantialisée.

C’est ainsi que je concilie les deux.

RTM | Tu es à l’initiative du festival « Cri de femmes » en Guadeloupe. Le nom est intéressant car on reproche souvent aux femmes militantes leurs cris, leurs colères. Pourquoi était-ce important pour toi d’offrir un espace où les femmes puissent crier ?

Stéphanie | Le nom de ce festival, on le doit à la poétesse Jaël Uribe originaire de la  République Dominicaine qui est à l’initiative du festival « Grito de Mujer » qui a invité des femmes du monde, des femmes poétesses à organiser un festival chez elle afin de faire un cri commun, tout au long du mois de mars. C’est un véritable réseau de femmes qui prend la parole, qui revendique.

Le cri est nécessaire encore aujourd’hui car la lutte n’est pas finie. Il y a encore des personnes en 2020 qui pensent que le 8 mars est la journée des femmes, où l’on célèbre les femmes ! On parle de droits, de droits dont certaines n’ont pas accès. On parle des femmes en première ligne en période de crise. Le cri est nécessaire parce qu’on oubli vite et qu’il faut rappeler qu’il y a encore tant à faire.

Tant que la société n’aura pas saisi, nous continuerons de crier, de donner la parole aux femmes, d’aborder des questions sensibles et douloureuses.

En Guadeloupe par exemple, les questions du rapport aux hommes au corps des femmes, de la domination masculine, ne sont pas encore réglées. Et on ne peut pas tout excuser par l’esclavage. Sous prétexte que les femmes guadeloupéennes seraient des femmes poto mitan, elles n’auraient aucun problème.

Le cri continuera tant que l’équilibre ne sera pas atteint.

RTM | On parlait d’amnésie un peu plus haut. Qu’est ce que tu n’aimerais pas que l’on oubli de ton travail ?

Stéphanie | J’espère que par mon travail, j’aurais semé suffisamment de choses pour que d’autres s’en saisissent demain. J’ai envie par exemple que les participant.es du festival en repartent avec des éléments à transmettre à leurs enfants. Je continue également de publier, essentiellement aux Etats-Unis, pour laisser des références aux plus jeunes.

Je me dis qu’il est peut être temps que je fasse des enfants aussi pour leur transmettre et que rien ne soit oublié (rire).

RTM | Cette liberté fondamentale dont tu nous parlais, comment penses-tu l’avoir conquis ?

Stéphanie | Je ne sais pas si mon père va aimer lire cela, mais la première chose que j’ai fait c’est de m’affranchir de l’aval de mes parents. En tant qu’enfant, on a toujours à cœur de contenter ses parents, mais ça a été une étape cruciale de dire à mon père, « à partir de maintenant je prendrai mes décisions ».

Au lycée, j’ai connu une histoire avec un jeune homme abusif et qui m’a fait prendre conscience de la domination très tôt. Ma liberté je l’ai conquis en prenant notamment ma part de responsabilité dans ce qui m’arrive en tant que femme. A certains moments, j’ai fait des choix, j’ai accepté des choses, j’ai laissé faire certaines choses… J’ai pris ma liberté en apprenant à dire non.

Ma liberté, c’est de pouvoir choisir, de pouvoir renoncer, renoncer à ce poste à la mairie par exemple si demain je ne me sens plus libre.

Je veux rendre mon séjour sur terre le plus agréable possible, malgré les hauts et les bas, les moments difficiles, je ne veux pas avoir de regrets. Que ce soit dans mes relations ou dans mon travail, je fais le maximum pour être honnête envers moi même.

Etre libre c’est se poser des questions. En tant que femme, qui es-tu ? Quelles sont tes limites ? Quelles décisions prends-tu ? T’aimes-tu suffisamment ? Embrasses-tu la femme que tu es ?

C’est libérateur de s’aimer, surtout en tant que femme et en tant que femme noire. Il faut apprendre à se libérer du regard de l’autre, ne pas se laisser enfermer dans la vision des autres. Nous sommes des entités en mouvance. On ne peut pas s’essentialiser par rapport à un acte vécu.

RTM | Et qu’est ce qui fait de Stéphanie une Reine Des Temps Modernes ?

Stéphanie | J’essaye de m’affranchir de ce qui ne me convient pas. J’essaye de donner le maximum aux autres dans la limite de mes capacités.

Je n’ai pas d’enfants pour le moment, et je ne sais pas si j’en aurais. Ce qui fait de moi une femme moderne ou post moderne, c’est aussi cette liberté de ne pas nécessairement devenir maman pour être épanouie et avoir une raison de vivre. C’est aussi le fait de pouvoir chaque jour me décoloniser, me questionner, me remettre en question.

J’espère que demain nos filles seront des femmes guadeloupéennes, caribéennes pleinement fière de tout ce qu’elles sont sans avoir ce point de comparaison qui est extérieur à nous même. On a tout ce qu’il nous faut ici. Nous n’avons pas besoin de nous comparer !  

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