“C’est parce qu’on m’a fermé des portes que j’ai dû en défoncer”. Avec près de 20 ans d’expériences dans le militantisme, une carrière de journaliste qui en ferait rêver plus d’une, et une multitude de cordes à son arc, notre QUEENSPIRATION de la semaine n’a pas attendu qu’on lui fasse une place à table. Elle s’appelle Rokhaya Diallo, elle est femme, noire et bien plus encore. Elle est notre portrait de la semaine.
RTM | Vous êtes journaliste, réalisatrice de documentaires, autrice de votre 10ème ouvrage, chroniqueuse, mais aussi militante antiraciste, féministe intersectionnelle et décoloniale. De quoi rêvait la jeune Rokhaya Diallo ?
Rokhaya | Plus jeune, j’avais beaucoup d’admiration et d’intérêt pour les séries d’animation japonaise qui passaient à la télévision. Je me suis beaucoup rêvée en Mangaka (autrice de Manga). Finalement j’ai fait autre chose, mais j’avais beaucoup d’intérêt pour la création artistique.
Je passais énormément de temps à dessiner.
RTM | L’espace médiatique est aujourd’hui un de vos terrains d’action. Pensez-vous que tous les espaces peuvent devenir des espaces de luttes, même les plus conservateurs, les plus violents ?
Rokhaya | Le fait d’être une personne minorée, quelle que soit la raison de cette minoration, c’est déjà faire de son espace, quel que soit l’espace dans lequel on évolue, un espace de lutte. A partir du moment où on est minoré, le fait de se lever tous les matins et d’être confronté à un univers, un environnement, qui n’est pas conçu pour nous, à notre bénéfice, c’est déjà une forme de résistance.
Tous les espaces dans lesquels nous évoluons sont des espaces de résistance, non seulement par notre présence, mais également, si on le désire, par nos actions.
Je pense que tous les espaces peuvent devenir des espaces de luttes. Bien que je ne pense pas qu’il faille essayer de résister ou de lutter en intégrant une entité comme le Rassemblement National ou le Ku Klux Klan. Ça n’aurait pas de sens. En revanche, les espaces qui sont censés être démocratiques et accessibles à tous, peuvent être investis par des figures minoritaires qui peuvent essayer de porter un discours différent.
Je ne préconise pas d’investir des espaces qui pourront être difficiles ou qui pourront entraver la santé mentale. C’est un choix que j’ai fait, mais il s’agit dans mon cas d’un choix volontaire qui correspond à mon caractère.
Il n’est pas nécessaire de s’infliger de la violence à tout prix.
RTM | L’espace médiatique français est souvent critiqué pour son manque de représentation. Vous faites partie des rares femmes noires que l’on aperçoit sur le petit écran abordant des sujets politiques. Selon vous, d’où vient cette incapacité à envisager la pluralité des voix noires notamment?
Rokhaya | C’est ce que l’on appelle le racisme systémique. Le racisme systémique n’est pas lié à l’acte d’un individu mais à une série d’acte d’oubli, d’omission, de rejet qui aboutissent à l’invisibilité d’une partie de la population. Il s’agit d’un processus qui commence dès l’enfance, dès la maternelle et qui se joue au gré des orientations scolaires, des sélections pour les écoles, pour les emplois. Il ne s’agit pas forcément d’une volonté consciente, bien que ça puisse l’être, mais c’est cette série de phénomènes qui finalement font système et aboutit à la mise à l’écart de certaines personnes.
Cette incapacité d’envisager la pluralité des voix noires, je pense qu’elle est aussi liée au fait qu’il y a un inconscient collectif en France qui invisibilise cette partie de la population et qui ne conçoit pas l’identité française, et l’identité de ses citoyens comme étant une identité plurielle, portée par des personnes aux héritages multiples. En France, on n’imagine pas qu’une assistance ne soit pas représentative quand elle exclut une partie de la population.
On parle de moi en tant que femme noire mais les personnes d’origine asiatique sont aussi invisibles, si ce n’est plus, et ce n’est pas du tout quelque chose qui est considéré comme une priorité en termes de représentation.
RTM | Vous êtes avant tout journaliste, chroniqueuse, autrice. Vous abordez désormais mensuellement les questions de racisme en France dans le «Washington Post ». Quel regard portez-vous sur le secteur du journalise en France et de la place qu’il donne aux personnes non-blanches ?
Rokhaya | C’était assez curieux de constater que la première fois que j’ai été sollicitée finalement pour signer dans une rubrique de manière régulière dans un média national, ce fut pour un média américain, qui est le Washington Post. Ça en dit beaucoup je pense sur la capacité qu’à la France de considérer qu’une voix comme la mienne, une journaliste qui est féministe et antiraciste, soit une voix légitime. Et que le propos soit susceptible d’intéresser un grand public.
En France, le journalisme se pose beaucoup comme un journalisme qui refuse de se situer et donc de nombreux journalistes essayent de se poser avec une illusion d’objectivité alors que nous sommes des êtres subjectifs. Nos expériences sociales nous formatent.
Cette idée du journaliste neutre, qui surplombe la réalité, qui surplombe l’actualité, nuit à la capacité des journalistes à inclure dans leur rédaction des profils différents qui assument leurs identités, leurs appartenances multiples.
Je pense que c’est ce qui est compliqué dans les rédactions françaises, Il y a toujours cette idée selon laquelle on doit taire qui l’on est, alors qu’aux États-Unis, des journalistes comme Anderson Cooper sur CNN, Rachel Maddow sur MSN BC sont d’excellents journalistes, qui n’hésitent pas à certains moments à mettre dans leur commentaire d’actualité, les aspects de leur identité qui sont saillants et qui font échos aux sujets qu’ils traitent.
RTM | Récemment vous répondiez aux questions des «Les créatives» à propos de la fatigue militante. Quels sont les outils qui vous permettent de tenir, de ne pas vous essouffler ?
Rokhaya | En premier lieu, je m’écoute. Je fais vraiment la part des choses entre mon travail et mon environnement quotidien. Pour moi le principal, c’est vraiment de prendre soin de moi, de respecter mon rythme et d’être entourée. Me centrer sur moi est une de mes ressources.
Je travaille beaucoup, ça je ne peux pas le nier, mais j’ai conscience du fait que le travail, ce n’est pas la vie, du moins ce n’est pas toute la vie. Mes priorités ne sont pas liées à mon travail. Je sais marquer la coupure entre mes engagements professionnels, même militants, et mes engagements plus personnels.
Le fait de ne pas m’essouffler est lié au fait que je varie énormément les formes d’expressions. Vous avez évoqué mes livres, j’écris également des articles, je fais des documentaires. J’ai fait une bande dessinée, j’ai un écrit un spectacle musical pour la scène, j’ai créé un podcast avec Grace Ly. Ça me permet de ne pas être sollicitée de manière trop répétitive sur un format unique.
Je traite également des sujets très variés. J’ai travaillé sur la question des cheveux afros en BD sur la mansplaining et ma comédie musicale portait à la fois sur de l’histoire et de l’actualité politique. Ça évite ce sentiment de répétition qui peut être épuisant.
“On parle de moi en tant que femme noire mais les personnes d’origine asiatique sont aussi invisibles, si ce n’est plus”
RTM | Vous dites dans ce même épisode que votre colère vous la transformez en création. Comment la création, le fait d’autoriser son imaginaire permettrait selon vous de résister?
Rokhaya | Ça a toujours été ma soupape.
J’étais une enfant très avide de lecture. Je me suis toujours réfugiée dans l’imaginaire, dans les romans, dans les séries à la télévision, dans le cinéma, quand j’ai commencé à avoir les moyens de me rendre en salle.
Cette création, le fait d’appréhender les choses qui ne nous conviennent pas et les ingérer pour les faire ressortir sous une forme créative qui nous appartient, ça m’aide. C’est une manière de réinvestir avec notre propre imaginaire des espaces qui ne sont pas construits pour, en imposant nos thématiques. Et ça, pour moi c’est capital.
RTM | Au fil des années, vous semblez, quels que soient vos choix, être alignée avec vos décisions et vos convictions. Comment parvenez-vous à maintenir le cap?
Rokhaya | En étant le plus possible honnête avec moi-même et en interrogeant à chaque fois mon fort intérieur, quant à la manière dont mes propos sont alignés avec mes valeurs et à la manière dont je suis fidèle à ce que je pense.
Je peux changer d’avis sur certains sujets, ce n’est pas interdit. Et c’est aussi comme cela que l’on grandit. J’essaye de ne pas faire de calculs.
Quand je tiens un propos, j’essaye de ne pas calculer le résultat, l’impact et les conséquences. Ça a pu me couter, c’est vrai mais sur le long terme, on ne peut que constater le fait qu’il y ait une forme de cohérence. C’est un socle qui me permet d’avancer et maintenir le cap. Je sais aussi me reposer, souffler, faire des pauses, m’exprimer dans les formes qui me conviennent quand c’est nécessaire.
Être alignée, c’est également être capable de se remettre en question et d’écouter de nouvelles voix et notamment les voix des jeunes. Ça m’aide à tenir le cap et à avancer en essayant à chaque fois d’apprendre.
RTM | Le sujet de la non-mixité est l’un de ces sujets qui revient pour la énième fois sur le devant des scènes et des plateaux, pensez-vous que le débat avance sur cette question ?
Rokhaya | Je ne sais pas si j’ai envie de m’étendre là-dessus parce que j’ai l’impression de ne parler que de ça depuis 15 jours. Je pense que c’est un faux débat car les éléments de réponses ont été apportés depuis longtemps maintenant.
La vraie question est : « est-ce qu’on autorise les personnes non-blanches à s’organiser, à prendre en charge leurs conditions en discutant entre personnes concernées et à développer elles-mêmes les outils de leur émancipation et de leurs luttes ? » C’est ça la question.
Est-ce que la France est prête à accepter que les groupes minorés, discriminés s’organisent selon leurs propres termes ?
RTM | Vous avez près de 20 ans d’expérience dans le militantisme. Quel regard portez-vous sur l’évolution de la situation en France ? Gardez-vous espoir ?
Rokhaya | Si je n’en avais pas, je ferais certainement autre chose. C’est l’espoir qui me motive et qui alimente mon enthousiasme, ma mobilisation.
Je trouve qu’il y a quand même un certain nombre d’évolutions positives. Vous dites que j’ai 20 ans d’expériences dans le militantisme, mais quand j’ai commencé à m’engager notamment dans le féminisme il y a très longtemps maintenant, ce n’était pas du tout à la mode de parler de féminisme. On en parlait très peu. Pour ma génération, le féminisme était un terme presque dégradant, parce qu’on estimait que tous les combats avaient eu lieu et que tout avait été obtenu. Bien avant Me Too, Beyoncé avait affiché en spectre de lumière le mot féminisme sur ses scènes de concert. Il s’agit aujourd’hui d’un terme dont s’emparent les jeunes avec délectations. Ça me donne espoir.
De la même manière que les débats sur l’antiracisme, même s’ils sont extrêmement virulents, ils existent. Je considère que c’est une avancée. S’il y a autant de crispations, de violences verbales, c’est qu’il y a une crainte, une peur. Et s’il y a une peur, ça signifie qu’il y a avancée, qu’il y a menace sur la domination, menace sur le patriarcat, menace sur la suprématie blanche.
RTM | Quels conseils donneriez-vous à la nouvelle génération de féministes, d’afro féministes qui arrive ?
Rokhaya | Soyez-vous même. Continuez à être fière de vous, à ne pas demander pardon avant de vous exprimer.
L’autre conseil que je donnerai, c’est de se reposer sur les anciennes générations qui sont là. C’est-à-dire que souvent les jeunes générations de militant.es, en général, ont l’impression d’inventer la poudre et de créer à partir de rien, alors qu’elles pourraient se reposer sur celles et ceux qui étaient là, leurs mères, leurs grand-mères qui ont déjà eu des engagements et qui peuvent leur transmettre une forme d’expérience.
C’est un conseil à la fois aux jeunes générations et aux générations plus âgées. C’est vraiment le conseil de la transmission et de l’écoute respective intergénérationnelle.
RTM | A l’heure où le gouvernement ne semble pas vouloir entendre les revendications et les souffrances de sa population, notamment lorsqu’il s’agit de violences policières, de violences faites aux femmes, que reste-il comme outils de résistance aux peuples ?
Rokhaya | Il reste les manifestations. On a pu le voir l’année dernière, le fait de se mobiliser, d’avoir accès à des mobilisations de masse notamment grâce aux réseaux sociaux, ça compte.
Souvenez-vous des gilets jaunes, cette pression qui a été exercée sur le gouvernement avec des mobilisations tous les samedis, pendant des mois et des mois, a donné lieu à une réponse sonnante et trébuchante.
Les moyens de résistances classiques sont toujours à la disposition du peuple et permettent de se mobiliser.
Sur les questions des féminicides, des violences faites aux femmes, les collectifs s’organisent. Les collages sont de plus en plus présents. Le fait de tout le temps rappeler, parler des noms de ces femmes qui meurent, de rappeler les slogans féministes avec les affichages, les collages, il s’agit là d’outils de résistance populaire. Le fait de créer une forme de pression sur les gouvernements avec une existence à la fois dans la rue et dans l’espace numérique, ça ne suffit peut-être pas mais ça peut jouer.
Il nous reste également le fait d’interpeller nos législateurs, les députés, les sénateurs, ceux qu’on élit, pour qu’ils agissent.
“MES PRIORITÉS NE SONT PAS LIÉES À MON TRAVAIL. JE SAIS MARQUER LA COUPURE ENTRE MES ENGAGEMENTS PROFESSIONNELS”
RTM | Être multiple dans une société qui ne cesse de vouloir vous enfermer dans des cases, c’est un sacré pied de nez au système. De quoi rêvez-vous aujourd’hui ?
Rokhaya | Oui, c’est un pied de nez que je n’avais pas nécessairement réalisé (sourire). C’est assez drôle, car c’est parce qu’on m’a fermé des portes que j’ai dû en défoncer d’une certaine manière, et créer même parfois mes propres espaces, mes propres portes pour pouvoir y entrer. C’est un peu l’effet boomerang d’une société qui enferme.
De quoi je rêve ? Je rêve de temps long. Je vous ai parlé des documentaires plus haut. J’apprécie cet exercice, parce que c’est un exercice qui permet de construire un propos sur le temps long et de passer du temps avec des personnes qu’on interroge et dont on fait le portrait.
On est vite absorbé voire submergé par l’actualité. Ça reste passionnant et stimulant, mais le temps long est aussi extrêmement précieux. Du temps pour apprendre, lire, réfléchir, concevoir, créer. C’est vraiment quelque chose dont je rêve aujourd’hui.
RTM | Que direz-vous aux femmes noires qui nous lisent, et qui parfois perdent espoir ?
Rokhaya | Je leur dirai qu’elles sont là parce qu’il y a eu d’autres femmes noires avant elles. Elles ont évidemment le droit de perdre espoir. Elles ont le droit d’avoir des moments difficiles, de se reposer, de dormir, de ne pas vouloir se lever, de rester en pyjama toute la journée mais il faut garder en tête que nous sommes là grâce à ces femmes noires qui nous ont précédé. Il faut aussi les regarder en se disant qu’elles nous ont transmis un capital qui est celui de la résistance. Ce capital est à nous, et que peut-être, nous pouvons le mobiliser pour l’associer à ce que nous construisons.
Mais nous avons aussi le droit de lâcher prise, c’est important.
RTM | Si vous deviez nous citer trois femmes que vous avez eu l’opportunité d’interviewer qui vous ont inspiré?
Rokhaya | Christiane Taubira que j’ai eu l’occasion d’interviewer à plusieurs reprises, pour mon livre « Afro », pour mon documentaire « Les marches de la liberté », dans le cadre de mon émission « BET BUZZ » que je présente avec Raphael Yem sur BET. Elle a toujours été formidable. C’est une femme magnifique, inspirante, qui a deux lois qui portent son nom, des lois hautement symboliques.
L’année dernière juste avant que le monde ne se confine, j’ai eu l’immense chance d’interviewer Angela Davis à son domicile. C’était très touchant et inspirant.
La plus importante à mes yeux, ma mère avec qui j’ai entrepris une série d’entretiens informels que je vais garder pour moi. Ma mère étant pudique, elle ne voudrait pas que je raconte sa vie. Mais ces entretiens parlent de sa vie, de nos aïeux.
J’en citerai également une 4ème si vous me l’autorisez : Aminata Dramane Traoré. Une femme politique malienne dont j’ai notamment fait la biographie pour un livre allemand. J’ai eu la chance de l’interviewer l’année dernière à Bamako. C’était passionnant. Elle m’a reçu sans sa maison d’hôte bio et écologique. C’est une femme impressionnante avec une stature remarquable.
RTM | Et enfin qu’est-ce qui fait de Rokhaya une Reine Des Temps Modernes ?
Rokhaya | Ce qui fait de moi une Reine Des temps Modernes, c’est le fait que je ne crois pas en la royauté verticale. Je crois à l’horizontalité. Je suis une Reine Des Temps Modernes parce que nous sommes toutes des Reines Des Temps Modernes. Ma royauté est en harmonie avec celle des autres.
Merci pour ce bel interview inspirant !