Il est une légende qui dit que les esprits des ancêtres qui n’ont pu remplir leurs missions, s’incarnent ou se réincarnent dans de nouvelles enveloppes, de nouveaux navires. Notre QUEENSPIRATION de la semaine, à travers son nouvel EP, accueille et invoque les énergies d’une de ces ancêtres, la grande RANAVALONA III, dernière reine malgache. Elle s’appelle Awori, elle est ougandaise, et elle nous parle de son parcours, sa vision et sa conception des arts, son nouvel EP et ses aspirations.
RTM | Bonjour Awori, nous sommes ravies de t’accueillir sur RTM. Quels sont les mots que tu choisirais pour t’introduire à nos lectrices ?
Awori | Bonjour, je m’appelle Awori. Je suis une chanteuse et rappeuse originaire de l’Ouganda. Je m’intéresse de plus en plus à la richesse culturelle du panafricanisme, et me considère désormais panafricaine.
RTM | Tu as grandi à Kampala, capitale de l’Ouganda, et écrit ta première chanson à l’âge de 9 ans. Quel rapport entretenais-tu avec l’écriture et la musique ?
Awori | A l’école, on apprenait les bases de la musique ougandaise et de nombreuses danses traditionnelles. J’avais l’habitude de me produire chaque semaine sur scène en participant aux spectacles de musique, de danse ou de théâtre de l’école. En plus mon grand-père maternel, paix à son âme, était un passionné de musique. Il jouait de tous les instruments et avait aussi une grande collection de vinyls. C’est lui qui m’a transmis l’amour pour cet art que je cultive encore aujourd’hui.
“UNE CHOSE QUE DES AUTEURES AFROFUTURISTES COMME OCTAVIA BUTLER OU NNEDI OKORAFOR M’ONT APPRISES, C’EST L’IMPORTANCE DU RÊVE ET DE L’IMAGINATION DANS UNE OPTIQUE DE TRANSFORMATION SOCIALE.”
RTM | A l’âge de 11 ans, tu pars t’installer en Suisse. Ton voyage artistique se poursuit. Comment ton art a-t-il été influencé, impacté par ce déplacement, ce changement d’espace ?
Awori |A mon arrivée en Suisse, j’écrivais énormément de poèmes et de paroles de chansons. J’avais aussi un journal intime dans lequel j’écrivais beaucoup. C’est peut-être parce que je ne parlais pas encore le français que j’écrivais autant, dans la mesure où je ne pouvais pas communiquer avec les autres enfants. C’était une période de transition difficile où j’ai découvert le racisme, et en particulier, le mépris pour les Africains.
Le fait d’écrire et de chanter m’a beaucoup aidé à surmonter tout ça, car j’y prenais déjà beaucoup de plaisir. Il faut aussi dire que cela divertissait mes camarades. Quelque part, c’est par ce biais que je suis devenue “intéressante” à leurs yeux. J’ai été au fur et à mesure plus facilement accueillie/intégrée grâce à la musique.
RTM | Chanteuse, poète, artiste, artiviste, comment tes mots, tes émotions, ton vécu sont-ils également devenus tes armes ?
Awori | Je pense que les mots sont devenus des armes quand j’ai compris que je pouvais y inclure des messages avec une portée allant au-delà de ma propre personne. Des messages en tant que fille, puis femme. Des messages en tant qu’Africaine aussi, qui connaît l’expérience diasporique, avec ses difficultés, mais également ce qu’elle permet comme rencontre avec d’autres communautés. C’est apprendre à dire à soi-même d’abord puis aux autres comment cette expérience nous fait redécouvrir notre pays en quelque sorte. L’attachement reste mais on développe un autre rapport. On apprécie par exemple bien plus certaines choses une fois qu’on ne les a plus. Alors face à la nostalgie, au manque ou à la peine, l’art c’est un moyen de transformer ces sentiments négatifs en détermination. Détermination à nourrir les liens avec les siens au pays, avec le pays tout court, puis c’est aussi la détermination à porter son héritage partout où on se trouve.
Tout ça, la musique et l’écriture m’ont donné la force et le moyen de l’exprimer. J’ai toujours été une personne réservée, les textes m’ont permis d’avoir un lieu d’expression. Ce que je n’ai pu ou su dire dans des contextes personnels, ou que je n’ai pas pu ou su dire face au racisme en Suisse, je l’ai écrit. Chaque mot qui prend vie sur une feuille, et qui fait ensuite partie d’une mélodie, c’est une arme qui m’a permis de voir qu’en réalité je ne suis pas réduite au silence. Ma parole, ma force, mes aspirations je peux les dire en musique et toucher d’autres personnes. Donc oui ce sont des armes, mais des armes pour créer du lien et se reconnaître chez l’autre. C’est comme ça que le travail des artistes que j’aime me parle, je me dis : “ce qu’il.elle a chanté/peint/dessiné c’est aussi moi! je me reconnais et ça me donne de la force!”.
RTM | Depuis 2018, tu poursuis une carrière en solo. Quel.les sont les voies, les eaux que tu navigues aujourd’hui et qui nourrissent ton art ?
Awori | Mon art est nourri par mon quotidien, par ce que je vois et ce que je lis, notamment à propos des luttes sur le continent africain, des luttes des diasporas afros sur les questions liées au travail, à l’accès aux papiers, ou au respect des cultures et des mémoires. Les échanges avec mes proches, les rencontres faites en voyage, car je suis souvent amenée à voyager pour la musique, et puis aussi l’intimité, les sentiments, c’est tout cela qui, consciemment ou inconsciemment, nourrit ce que je mets dans ma musique. Par exemple, ça ne m’a vraiment pas laissé indifférente de découvrir la Guadeloupe quand j’y suis allée, son histoire, sa richesse culturelle et notamment musicale. Je ne sais jamais tout de suite quelle forme ça va prendre, mais je sais qu’il y a toujours quelque chose que j’emporte de toutes ces expériences et qui d’une façon ou d’une autre sera dans une future création.
RTM | Tu as sorti un nouveau projet en collaboration avec le producteur Twani, un album qui s’intitule Ranavalona III, en hommage à la dernière reine de Madagascar. Pourquoi avoir choisi cette militante emblématique des luttes anti-coloniales et quel hommage souhaites-tu lui rendre ?
Awori | Je suis tombée sur l’histoire de Ranavalona III l’année dernière à un moment où je lisais beaucoup et où je m’intéressais particulièrement aux parcours de plusieurs femmes noires militantes comme Claudia Jones, Assata Shakur, Titina Silá. Ranavalona III a lutté contre plusieurs tentatives d’invasion coloniale française et elle en a payé le prix par l’exil. J’ai choisi cette figure pour rappeler que les femmes avaient elles aussi participé aux luttes anti-coloniales sur le continent africain.
Aussi j’attache une importance au panafricanisme qui nous permet de comprendre que tous les pays africains sont liés, malgré leur très grande diversité. Cela veut dire que notre libération, notre souveraineté sur les plans politiques et économiques ne pourra voir le jour que si nous allions nos forces. Donc pour moi Ranavalona, c’est l’occasion d’inviter à comprendre le rôle des femmes africaines, de connaître nos différentes histoires et nos différentes figures historiques. Je suis Ougandaise mais je suis heureuse de découvrir Ranavalona III et un bout de l’histoire de Madagascar. Après tout, il y a beaucoup de liens entre les pays de l’Afrique de l’Est et de l’océan indien. Je continuerai donc à chercher et à apprendre nos histoires de luttes africaines, des luttes caribéennes, dont je découvre de plus en plus la richesse.
RTM | L’art se doit-il d’être politique ?
Awori | Une des richesses des mouvements afros, est justement d’avoir beaucoup théorisé sur les liens entre art et luttes de libération. Il y a de très belles choses chez Cabral ou Fanon là-dessus. Au-delà même des intentions des artistes, l’art peut posséder une fonction politique. Je pense qu’il faut distinguer la démarche qui consiste pour un artiste à explicitement afficher des positions politiques, et le simple fait que l’art joue un rôle politique dans des directions qui parfois dépassent les artistes.
Une fois qu’on a produit, qu’on a délivré quelque chose dont le public se saisit, ça ne nous appartient plus vraiment. Par exemple, on peut écrire une chanson sur un sujet de sociétés comme l’inégalité économique. La chanson peut sortir au moment d’un énorme scandale qui implique des élites corrompues alors que leurs populations sont en galère. Et cette chanson peut, au-delà de ce qu’avait prévu l’artiste, devenir le symbole d’une colère populaire.
D’autres fois, certaines musiques accompagneront des luttes de libération parce que les artistes sont engagés explicitement. On peut penser à des artistes comme Miriam Makeba, Hugh Masekela, Nina Simone ou Gil Scott Heron. La frontière est ténue entre ce qu’on appelle l’art engagé et l’art tout court.
Je pense que ce qui change, c’est par exemple quand un artiste décide de soutenir un combat, d’utiliser sa visibilité pour prendre position, et parfois même en travaillant avec les militant.e.s d’une lutte. La démarche consciente de faire de l’art politique peut impliquer un coût économique et social en tant qu’artiste. Il faut en être conscient.e.s pour savoir si on est prêt.e.s à faire ce sacrifice au nom de la lutte. L’art peut aussi être éducatif, divertissant ou il peut servir de voie de transmission de la mémoire, comme certaines chansons que ma mère me chantait petite, qui sont des contes mis en musique. On peut éventuellement y découvrir une forme de politisation. En fin de compte, pour moi l’art c’est quelque chose dont les dimensions sont tellement immenses qu’il est dur de le réduire à une seule fonction.
RTM | Qu’est-ce que l’afrofuturisme peut justement apporter à nos luttes ?
Awori | Une chose que des auteures afrofuturistes comme Octavia Butler ou Nnedi Okorafor m’ont apprises, c’est l’importance du rêve et de l’imagination dans une optique de transformation sociale. La période que nous vivons actuellement est clairement propice à la réflexion, mais également au rêve d’un “monde d’après”. De la même manière qu’on rêve parfois de là où on aimerait voyager, il faudrait entraîner son esprit à imaginer ce à quoi un jour, une vie hors de cette structure extrêmement inégalitaire, ressemblerait.
Comment les ressources pour vivre seront-elles produites et distribuées ? Quels rituels aurions-nous? Quels loisirs aimerions-nous avoir? Comment les relations seront-elles organisées? Autour de la famille, si oui sous quelle forme ?
L’afrofuturisme nous fait découvrir, voire même créer, une multitude de réalités. Nous pouvons nous en servir pour bâtir des mondes plus équitables. Beaucoup d’utopies politiques du 20e siècle ont déçu les populations. Les mots “communisme”, ou “décolonisation” n’ont pas toujours tenu leurs promesses. Mais surtout, les pouvoirs occidentaux ont tout fait pour que ces aspirations pour des sociétés meilleures, débarrassées de l’oppression, ne puissent jamais voir le jour. Que ce soit le panafricanisme, l’afrofuturisme ou autre philosophie, j’espère juste que nos nouvelles aspirations pour l’émancipation au 21e siècle pourront se réaliser. Et que l’on saura éviter les pièges passés.
RTM | Quels sont les esprits, les esprits de femmes qui ont élevé ton art ?
Awori | Les premières femmes artistes que j’ai connues étaient Brenda Fassie, Yvonne Chaka Chaka, Miriam Makeba, Monique Seka, Angélique Kidjo. C’est ce que mes parents écoutaient donc naturellement elles sont mes premières inspirations. Plus tard, j’ai découvert Erykah Badu, TLC, Aaliyah et tous les R&B boy & girl bands des 90s. TLC reste selon moi, l’un des groupes les plus innovateurs de tous les temps. Je m’identifiais beaucoup à Left Eye qui switchait du chant au rap en un clin d’oeil. J’adorais également son style, son swag. Toutes ces artistes continuent de m’inspirer encore aujourd’hui.
RTM | Quelle place occupe la spiritualité dans ton art, dans ta vie ?
Awori | Je viens d’une famille très religieuse. A 14 ans, j’étais la plus jeune membre de la chorale d’église. J’ai grandit en ayant une pratique spirituelle. Je mets souvent des références religieuses dans mes textes. Ca fait partie de mon quotidien, et ce depuis très longtemps.
Avec les années, ma pratique spirituelle a beaucoup évolué. Aujourd’hui, la spiritualité me permet d’être plus sereine et plus ancrée, elle me rappelle que je ne suis qu’une petite partie de l’Univers, et que tout ne tourne pas autour de moi et de ma perspective. Au contraire, c’est à moi d’être au service de cette Terre et de cet Univers. Je trouve cela libérateur parce que ça veut aussi dire que les personnes qui peuvent nous intimider ou carrément nous faire du mal ne sont elles aussi qu’une petite partie de l’Univers.
Avec la prière, la méditation et le soutien d’autres personnes que Dieu met sur notre chemin, on peut dépasser toutes les peines et les blessures. Pour moi, Dieu et l’Univers sont souvent interchangeables.
RTM | Si je te dis Black Love, tu me dis ?
Awori | Tout simplement : All Day. Tout le temps. Mais si je réfléchis le black love pour moi c’est ma famille, mon chéri, ma communauté, et toutes ces personnes extraordinaires qui m’accompagnent dans la vie et me font grandir. C’est un amour qui est responsable et bienveillant. Au-delà des hashtags, c’est une pratique mutuelle et quotidienne de tendresse, d’écoute, de soutien, de patience, de toutes ces choses qui rendent la vie plus agréable à vivre.
RTM | Quels sont les rêves que tu nourris en ce moment ?
Awori | Je rêve de revoir les proches que je n’ai pas vu depuis le début de la pandémie, de sortir plus de musique à l’avenir, de continuer à m’amuser en créant et de bientôt retrouver la scène. J’ai une pensée pour tou.te.s les professionnel.le.s du spectacle qui rêvent probablement de la même chose. Et aussi une pensée pour toutes les personnes en dehors du monde de l’art qui ont perdu leur travail, ou à l’inverse qui continuent à travailler mais dont les conditions de travail se sont encore plus dégradées avec la pandémie.
RTM | Si tu devais nous conseiller 3 artistes ougandais.es à découvrir ?
Awori |C’est dur de se limiter à 3 (rires!) : DJ Kampire, DJ Decay, Mc Yallah, Otim Alpha, Hibotep, Afrigo Band.
RTM | Et enfin, qu’est-ce qui fait d’Awori une Reine Des Temps Modernes ?
Awori | C’est dur de répondre (rires)! Je préfère laisser les autres juger ce qui fait de moi une Reine des Temps Modernes,