Elle est de celles qui écrivent les histoires, de celles qui challengent nos imaginaires, qui nous prennent par la main et nous font voyager dans des réalités que l’on ne s’autorise pas à entrevoir. Elle s’appelle Rébecca Chaillon, elle est actrice, performeuse et metteuse en scène. Elle est notre QUEENSPIRATION de la semaine.
RTM | Actrice, performeuse, metteuse en scène. Lorsque l’on s’intéresse à ton parcours, on se rend compte que le théâtre a toujours fait partie de ta vie. Comment as-tu rencontré le théâtre ?
R. Chaillon | Je suis Picarde. Lorsque j’étais au primaire, en CE2, un prof nous a proposé de monter une pièce médiévale « Le dit des perdrix ». Je ne sais plus exactement ce qui m’a poussé à y aller. Après cette expérience, j’ai rapidement intégré une troupe.
A l’époque à la maison, on ne se racontait pas beaucoup d’histoires, hors du quotidien. Au théâtre, j’ai trouvé un espace pour m’exprimer, pour être autre chose que ce qu’on attendait de moi.
Je n’ai cependant jamais fait du théâtre en espérant être comédienne. Je me rappelle me faire humilier par le prof au lycée quand je lui ai dit que je voulais faire du doublage. Je ne m’imaginais pas être au devant. Etre visible.
J’ai fait du théâtre toute mon adolescence, 9h par semaine. J’ai continué au lycée et à la fac en Art du spectacle dans l’espoir de devenir prof. En deuxième année, je me suis fait recruter par une troupe de théâtre FORUM. Une troupe de théâtre interactive, sociale. J’avais 19 ans et je suis devenue intermittente. J’étais sur le terrain. Je ne jouais pas dans des lieux spectaculaires, mais ça m’a permis d’avoir de l’espace et de l’argent pour créer ma propre compagnie.
RTM | En 2006, tu crées ta compagnie « Dans le ventre ». Qu’est-ce que le ventre peut raconter ?
R. Chaillon | Au théâtre, on te dit souvent qu’il faut respirer avec le ventre. Ce qui ne veut pas dire grand chose parce que tu ne respires pas avec le ventre. Mais il y a pourtant quelque chose qui se passe dans le ventre, qui te permet de prendre la parole, de tenir longtemps. C’est aussi là que l’on crée la vie. Je me suis dit « je ne suis pas sûre de vouloir des enfants, mais il y a un phénomène de gestation qui se passe à cet endroit ». On dit aussi que l’estomac c’est notre deuxième cerveau.
A l’époque j’avais un gros complexe d’infériorité intellectuelle, une sensation de syndrome de l’imposteur. Je me suis donc dit que ça allait se faire avec les tripes, avec ce qui se passe dans le bide.
« Ca fait peur de se retrouver positionner en tant que modèle d’inspiration et de n’être que soi même. »
RTM | C’est intéressant que tu parles de ce syndrome dont souffrent beaucoup d’artistes. Quand on regarde ton parcours, on se demande quelle place était laissée au doute.
R. Chaillon | C’est maintenant, à 34 ans, que je recoupe certaines choses. D’un côté, j’ai toujours eu l’impression d’être en manque de confiance totale, dans mes rapports amoureux, face au désir et dans plein d’autres domaines. Et en même temps j’ai toujours été déléguée de classe de la 6ème à la Terminale.
J’ai toujours aimé cette place d’intermédiaire entre le pouvoir et le reste du monde. Un certain rapport à l’autorité.
Quand tu montes un spectacle, il te faut une structure. Donc assez bêtement avec une copine qui elle était en confiance, on s’est dit qu’il fallait qu’on soit autonome. Les choses se sont faites naturellement. C’est assez bizarre d’être à ce point en manque de confiance et dans le même temps porter d’importantes initiatives.
J’ai une certaine capacité à faire et dans le même temps, je suis peu organisée, toujours en retard, très bordélique dans ma manière de penser les choses, engagée dans plein de choses et pas dans une seule profondément. Mais il y a toujours une sorte de magie qui fait que j’arrive à créer des formes, donc je continue.
RTM | Tu parlais d’engagement. Ton art et les formes que tu proposes sont toujours engagés. Rébecca se verrait-elle faire de l’art pour l’art ?
R. Chaillon | Lorsque j’ai monté l’une de mes premières pièces Huit femmes ou Savantes ?, j’étais très Girl Power. Il n’y avait que des femmes. Même si je ne savais pas ce que ça voulait vraiment dire. J’avais identifié que chez les hommes il y avait quelque chose qui me laissait moins de place.
A l’époque où je faisais du théâtre social avec Entrées de jeu, on travaillait déjà sur des questions de sexisme, de cyber harcèlement, d’addictions, de prises de risques par les drogues ou les écrans etc. J’ai donc eu une certaine conscience très tôt. Mon expérience au sein des CEMEA (organisme d’éducation populaire) a nourrit mon rapport au théâtre.
J’ai toujours eu un rapport au spectacle comme quelque chose auquel tout le monde a droit. Droit de voir ou droit de jouer.
En revanche, mon engagement dès mes premières pièces n’était pas nécessairement juste. Huit femmes n’était finalement pas si féministe que ça car toutes ces femmes parlaient d’un seul mec qui était au centre de l’intrigue. Il me manquait certains outils, certaines références et le vocabulaire qui va avec.
« Je suis femme, lesbienne, grosse, noire, qui vient de province. »
RTM | Quelles ont été les étapes clés de cet engagement ?
R. Chaillon | Le CEMEA dès mes 17 ans. Former au BAFA, être directrice de colo…
Entrées de jeu où j’ai pu travailler avec des agriculteurs sur le suicide ou encore mes ateliers avec des enfants.
Quand j’ai mis les mots sur le fait que j’aimais les femmes, ou plutôt que je n’aimais pas que les hommes. J’ai une amie, Marie-Hélène Bannier, qui m’a expliqué le féminisme,et qui m’a fait « le guide de la routasse » (rire).
Puis la grosse claque a été ma rencontre avec Amandine Gay pour le documentaire « Ouvrir la voix ». A cette époque, j’étais consciente mais pas conscientisée. J’avais bien intégrée pas mal d’éléments de la culture blanche, donc au départ, j’ai eu du mal à comprendre ce besoin par exemple de faire tout un documentaire qui donne la parole à des femmes noires. J’ai toujours travaillé, j’ai toujours eu de l’espace pour dire, personne ne me traitait de « négresse » toutes les 5 minutes, donc je ne comprenais pas tous les enjeux.
J’ai pris une claque lorsque j’ai découvert le film et tous les témoignages.
Surtout, il y a eu les camps d’été décoloniaux. J’ai participé aux deux années. C’était incroyable. Je me suis sentie intelligente, capable de lire des essais, capable d’en parler. J’ai eu envie d’intégrer ces thématiques dans mes spectacles.
Je ne suis pas encore au point sur tout, j’ai encore du mal à former les personnes avec qui je travaille, mais j’essaie de mettre ces sujets sur le plateau.
RTM | Avec toutes ces années d’expériences dans le milieu du théâtre et de la culture, quel regard portes-tu sur le milieu du spectacle et de la comédie ?
R. Chaillon | Je suis assez sceptique. Le système est bien en place : le patriarcat, le sexisme, la lesbophobie, la transphobie… C’est très compliqué. Plus tu montes dans le système, plus tu te sens coincée, à l’étroit.
D’un côté, je me dis qu’il faut prendre le pouvoir pour changer les choses, et en même temps je sais bien qu’être proche du pouvoir métamorphose.
La notion d’intégrité est difficile à gérer, à garder.
La seule solution, c’est le renouvellement régulier du pouvoir.
« J’ai peur de ne plus être assez audacieuse. »
RTM | À travers tes performances, tu challenges la notion de risque. Peux-tu nous parler de ton rapport au risque ?
R. Chaillon | En allant au festival d’Avignon, j’ai découvert qu’il y avait d’autres formes possibles que ce que je voyais au conservatoire (un théâtre texto-centré) où tu pouvais être présent, avec ton corps, avec des images, et pas uniquement du texte et de l’incarnation. Ça m’a marqué. Ça m’a ému, ça m’a tordu le bide.
Je voulais provoquer des réactions. Je voulais habiter les plateaux différemment. À cette période également on ne m’invitait pas à jouer. Donc je me suis dit, si on ne m’invite pas, je vais m’inviter à jouer toute seule.
Je voulais m’émanciper, prendre le pouvoir, être dans la prise de risque, la digression des codes.
Je suis de nature à me mettre en situation qu’on pourrait appeler de danger. Je suis toujours à découvert, alors que je gagne bien assez. J’ai un portable pété, c’est toujours compliqué de me joindre. Je sors toujours avec des personnes qui vivent à au moins 8 000km de distance, j’ai un rapport excessif à la bouffe (rire). J’aime la transgression.
C’est l’envie de faire péter des cadres. J’ai ensuite rencontré le metteur en scène Rodrigo Garcia, lors d’un stage, et il m’a poussé.
J’adore prendre des risques, jouer avec la peur des autres, et avec mes propres peurs.
RTM | As-tu encore des peurs ?
R. Chaillon | J’ai toujours hyper peur, mais peut-être pas des mêmes choses. J’ai peur de ne plus être assez audacieuse, de ne pas pouvoir me ré-inventer. J’ai peur d’approcher le pouvoir. J’ai peur de contenter. Ces choses-là me font plus peur que les prises de risques que je peux prendre sur un plateau.
J’ai peur de décevoir aussi. Peur de proposer des pièces qui pourraient plaire à la majorité blanche mais desservir ma communauté. Ça fait peur de se retrouver positionnée en tant que modèle d’inspiration et de n’être finalement, que soi même.
RTM | Comment fais-tu le tri face à la critique ?
R. Chaillon | Je n’ai pas de solutions toute faite. J’essaye de prendre d’autres personnes en regard. Sur le prochain projet Carte Noire nommée Désir, je me suis entourée majoritairement d’artistes noires sur scène, et d’artistes qui sont en réflexion sur les sujets qui m’importent mais que je maitrise moins (par exemple l’écologie, le capitalisme). Garder une mixité dans l’équipe m’apporte une certaine fraicheur et curiosité. Ça permet le débat.
J’essaye de réfléchir en collectif, d’avoir des gardes fous ou folles.
J’ai aussi la chance d’avoir une compagne qui me remet souvent à ma place. Qui me dit, là tu es entrain de parler de toi à la troisième personne, tu vas te calmer tout de suite. Et qui n’est pas ok avec « l’iconisation » de sa femme, et qui sait aussi me dire : « redescends mon pote, va faire ta vaisselle ».
RTM | On te retrouve dans le documentaire « My body, My rules » d’Emilie Jouvet qui abordent des questions liées aux sexualités. Qu’est-ce que ton intime raconte de la société ?
R. Chaillon | Sandra Sainte Rose que j’ai rencontré lors des camps d’été décoloniaux et qui est devenue une sorte de marraine m’avait dit : « si tu veux rester dans le juste, il faut rester proche de soi afin de rester authentique et honnête ». J’ai pris conscience qu’il fallait vraiment que je questionne la matière que je suis, et pas simplement ce que je crois être.
Je me suis sentie les épaules de mettre à disposition mon histoire, mon corps. Lorsque je fais ma psychanalyse et que je déterre certaine chose, je rends peut-être service à quelqu’un. J’ai l’impression d’être un tunnel qui fait le lien entre un sujet, une société et un public. Je me mets là, au milieu, à disposition.
Je suis femme, lesbienne, grosse, noire, qui vient de province. J’ai pas mal de champs à questionner.
RTM | Penses-tu que la représentation puisse faire bouger les choses ?
R. Chaillon | A l’époque de la compagnie de Théâtre forum Entrées de Jeu, on jouait en lycée et certaines personnes de la compagnie se prenaient des « baches » par les élèves parce qu’ils n’abordaient pas certains sujets par le prisme de leurs éducations. On ne parle de la sexualité à tous les élèves de la même manière. Là où certains ne devaient absolument plus être puceau avant la fin de l’année, d’autres attendaient le mariage. Il y avait de vrais décalages. Je voyais que les élèves racisé.es s’accrochaient énormément à moi ou aux autres collègues non blanc.he.s pour raconter une histoire moins universaliste. J’ai compris à travers elleux que c’était important.
Je l’ai compris à nouveau, en faisant l’audition pour Carte noire nommée Désir. Nous étions 50 meufs noires, toutes artistes . Lorsque travaille fait dans son coin, on peut se sentir isoler. Le fait de se retrouver toutes ensembles… ça rend puissante. C’est puissant. Je prends mon rôle de « transmetteuse » au sérieux.
RTM | Quel conseil donnerais-tu à une femme racisée qui souhaite faire du théâtre, et faire carrière ?
R. Chaillon | J’appelle à la responsabilité des personnes qui sont déjà en place, d’apprendre à laisser la place, à redistribuer, à donner du temps.
Ce n’est pas simple mais c’est important. Je dirai également de profiter de l’élan en cours, de l’appel d’air. Les réseaux sociaux donnent une plus grande visibilité. Il faut être actif, se rassembler pour échanger les compétences, fabriquer à plusieurs. Avec et sans les institutions. Les institutions cherchent des meufs noires, cherchent des artistes queers, cherchent des gens à la marge…très bien ! Sans doute pour être un peu instrumentalisée…mais il faut être prêtes à s’engouffrer, à infiltrer, tout en restant conscientes, que nos moyens seront limitées et qu’il faudra inventer des choses hors système pour être épanouies.
J’ai plutôt confiance. Je pense que c’est possible.
RTM | Quels sont tes projets pour 2020 ?
R. Chaillon | Il y a le projet Carte Noire nommée Désir, pour lequel je cherche des productions. Je souhaiterais lui donner vie en 2021.
J’aimerais également travailler avec les jeunes publics. J’ai envie encore de travailler avec les jeunes en collège. C’est une période charnière, un âge propice à la déconstruction, et aux bonnes rencontres. J’ai envie de leur proposer de la performance pour leur apprendre la transgression. Performer…sans effrayer les parents et le système éducatif.
Il y a eu des appels pour la reprise de centres dramatiques nationaux, je suis associée sur un ou deux projets. On verra ce que ça donne.
Les rencontres avec toutes les femmes de Carte Noire nommée Désir, ça m’a donné envie de refaire des choses. Pourquoi pas des workshops bénévolement.
Et enfin passer plus de temps avec ma meuf et ses enfants dans les Pyrénées. Rien à voir (rire).
RTM | Qu’est ce qui fait de Rébecca une Reine Des Temps Modernes ?
R. Chaillon | Ça ne va pas aider mon côté égotrip ça (rire). Je pense que j’ai réussi à avoir suffisamment de bonnes relations, suffisamment de légitimité, et un certain statut qui me permet aujourd’hui d’avoir un certain pouvoir. Une forme d’autorité, pas comme autoritarisme mais plutôt comme influence. Donc peut être plus entendue dans les institutions, ou plus à même de mener des batailles dans mon domaine. C’est ce qui fait de moi une Reine. Mon gros smile, mes buffalos roses à paillettes et mon bleu à lèvres aussi.