Elle s’appelle Gwladys Gambie mais se fait appelée Glad. Elle vit en Martinique. Elle est artiste plasticienne et avec son art elle a décidé de se dire, de se raconter surtout de s’émanciper. L’art comme terreau de liberté, c’est ce que nous propose notre QUEENSPIRATION de la semaine.
RTM | Bonjour Gwladys, quels sont les mots que tu choisirais pour te décrire, t’introduire?
Gwladys | Bonjour Wendie, je suis Gwladys Gambie, surnommée Glad. J’ai 31 ans et je suis artiste plasticienne. Je me décrirais comme une solitaire, sensible, une rebelle anba fèy, une femme enfant qui aime la vie, rigoler aux éclats. Je suis également une grande rêveuse et une tête brûlée.
RTM | Peux-tu revenir sur ton parcours et ta formation?
Gwladys | Le dessin a toujours été ma passion. J’ai commencé le dessin à l’âge de 8 ans. Je dessinais essentiellement des femmes vêtues de tenues que j’imaginais car je voulais être styliste. J’aimais aussi les arts plastiques, mais en grandissant, j’étais persuadée que cela ne me nourrirait. Après un Bac ES (économique et social), j’ai étudié les lettres, puis les sciences de l’éducation à l’Université des Antilles pour devenir enseignante. J’y ai obtenu ma licence. Toujours passionnée d’Art, je passe le concours d’entrée du Campus Caribéen des Arts en 2009, parce que je ne voulais pas passer à côté de ma vie, laisser passer mes rêves.
Au bout de cinq ans, j’ai obtenu mon DNSEP (diplôme national supérieur d’expressions plastiques) . Cela n’a pas été facile parce que j’avais du mal à me projeter dans l’avenir en tant qu’artiste. J’ai du faire face aux doutes, aux remises en question constantes. J’avais peu confiance en l’avenir, et je me cherchais.
J’avais déjà des questionnements sur la condition féminine, la représentation du corps, mais j’ignorais comment mettre cela en forme et me faire comprendre. Il a fallu que je trouve mon langage. Ce fut les années les plus belles et les plus difficiles. Une école d’art forge l’esprit, on en ressort métamorphosé. J’y ai fait de belles rencontres, et j’en suis sortie élevée, plus consciente de la société dans laquelle j’évolue.
Et puis, ce qui m’a donné l’envie de persévérer dans la voie que j’ai choisi, c’est d’avoir pu travailler sur des projets avec l’association RAAP Caraïbes ( Réseau d’artistes, auteurs, plasticiens). Grâce à ces grandes sœurs et frères, j’ai persévéré, et persévère encore. Ils m’ont toujours soutenu dans mes projets, et je les remercie pour la force qu’ils me donnent.
Aujourd’hui j’expose mon travail, et je fais des ateliers d’arts plastiques dans les écoles primaires pour vivre. J’ai également eu la chance de faire des résidences artistiques à Cuba, Aruba, Guadeloupe, et aux Etats-Unis qui ont été source d’inspiration.
RTM | Tu as été formé et évolue aujourd’hui en Martinique. Etait-ce important pour toi de pouvoir créer depuis l’espace Caraïbe?
Gwladys | C’était important pour moi de créer ici, chez moi, même si la tâche n’est pas facile dans ce petit territoire où être artiste n’est pas considéré comme un véritable métier.
La Martinique fait partie de moi, elle est mon nannan, ma source d’inspiration, mon observatoire. Elle est mon langage.
Je parle de moi, de mon île à travers mes œuvres, ainsi que mes illustrations. Mais voyager et créer dans d’autres lieux est tout autant important pour s’enrichir, se nourrir.
RTM | Le créole occupe une place importante dans ton travail. Qu’est-ce que le créole te permet de dire, d’exprimer que le français ne permet pas ?
Gwladys | Le créole a une force indéniable, dans ses symboles, sa tonalité. Il constitue mon imaginaire. Il me permet d’inventer. D’exprimer plézi ek lanmou dé-KÒ-lonizé, laraj andidan mwen. ( le plaisir et l’amour décolonisés, la rage dans mon dedans ). Le créole touche tout le monde, il est notre authenticité, notre identité.
Par exemple, il y a une œuvre que j’ai appelé B*NDA, qui signifie fesses en créole. Même quand on parle français, le mot B*nda peut être employé dans la conversation, parce que le mot fesses n’est pas aussi puissant et significatif. B*nda c’est sans détour, sans langue de bois. On appuie bien sur le mot tu vois. L’insulte régionale de la Martinique inclue ce mot. C’est ce basculement que j’aime avec le créole. Il a plus d’impact sur notre conscient et inconscient. Dans mon œuvre, le b*nda est présenté avec audace, mais attention aux épines, ne touche pas qui veut.
L’astérisque est un clin d’œil au mot F*uck, un rappel à la censure appliqué au créole auparavant, au caractère sauvage qu’on lui attribue encore aujourd’hui.
“Je veux nous représenter comme il se doit : poétiques, érotiques, puissantes, vulnérables.”
RTM | Tes œuvres parlent également de féminité, d’érotisme. En quoi le corps féminin, les corps féminins noires sont-ils territoires de poésie?
Gwladys | Le corps féminin a longtemps été, et est encore territoire d’oppression, de fantasmes, de clichés, de stéréotypes, de discriminations. Cela est d’autant plus exacerbé pour le corps féminin noir, pour tous les corps feminins racisés en réalité.
Une fois, j’ai tapé sur internet érotisme et femme noire. Malheureusement je n’ai eu que des images pornographiques en tout genre, ce qui n’est pas le cas pour la femme blanche.
C’est ce qui m’a poussé à montrer ce corps noir différemment. En m’inspirant de la faune et la flore martiniquaise, j’ai voulu créer un langage graphique onirique, érotique qui m’est propre. Je veux libérer ce corps des carcans coloniaux qui lui collent encore à la peau, sortir des normes occidentales, briser les chaînes en quelque sorte. Je veux nous représenter comme il se doit : poétiques, érotiques, puissantes, vulnérables. Dans l’œuvre le corps devient une cartographie sensible où tout frisonne, bouillonne, fourmille. Le corps pousse, devient même un éco système, un monde en constante mutation, une île.
RTM | Tes oeuvres ont un goût de liberté, d’émancipation. L’art serait-il espace de liberté pour les femmes ? Si oui, dans quelles conditions?
Gwladys | L’art me permet d’exprimer ce que je ne peux exprimer avec les mots. Pointer du doigt les choses qui m’interpellent. C’est un espace de liberté pour moi, un espace pour briser les chaînes, et j’ai la chance de pouvoir créer dans un pays « libre ». Car pour d’autres c’est une prise de risque constante. Nous ne sommes pas nombreuses dans le milieu qui est dominé par les hommes, alors nous devons nous battre pour exister, encore plus quand on est noire, et cela va bien au-delà de la Martinique. Et puis aujourd’hui on a internet qui facilite notre visibilité, et la portée de nos voix.
RTM | Tu es femme, noire, caribéenne. Ton art semble être au plus proche de toi. La quête de soi est-elle nécessaire pour rester authentique?
Gwladys |Oui, il faut se connaître pour être authentique, être vraie dans ce que l’on souhaite exprimer. C’est en étant sincère avec moi-même que j’ai pu comprendre ce que je souhaitais véhiculer dans mon art.
Mon corps ne rentre pas dans les canons imposées, qui sont d’ailleurs appliquées en Martinique. On a encore ce colorisme qui persiste. Je suis noire, ronde. Il n’y a pas de représentation de femmes rondes dans les médias, dans la publicité. Elle n’est pas associée à la sensualité. Avant j’avais du mal à me situer, à m’accepter comme j’étais, avant de comprendre qu’il n’y a pas qu’une vision de la beauté, de la féminité, de la sensualité.
Pas mal de femmes ont été dans cette résilience et utilisent aujourd’hui les réseaux sociaux pour montrer des corps différents et beaux. Elles balancent les codes. Elles redéfinissent les notions de beauté. Une beauté décoloniale. C’est également observable chez les hommes noirs où on n’est plus dans une représentation systématique de l’hyper masculinité. Notre esthétique est bien là. Et comme je fais partie de ceux qui créent ce qu’ils veulent voir dans ce monde, alors Manman Chadwon est née.
RTM | Qui est Manman Chadwon ?
Gwladys | Manman Chadwon (oursin en créole) est une divinité que j’ai imaginée, un personnage mythologique, comme une sorte de Manman Dlo. Elle est coiffée d’épines, parfois ailée, ou chaussée de talons vertigineux, elle change de forme.
Elle a trois seins épineux. Elle représente la femme puissante et vulnérable à la fois, ronde, sensuelle, sauvage. Elle envoute. Les épines sont à la fois protection, défense, plaisir.
Manman Chadwon est mon avatar, une sorte d’alter ego. On la retrouve dans mes dessins et en photographie. Elle est audacieuse, provocante, sexuelle mais attention on ne fait pas ce qu’on veut d’elle. Son corps lui appartient. Elle représente la liberté d’être, elle emmerde le monde et ses codes. Il ‘agit d’une réappropriation de ce corps noir trop longtemps dénigré et violé. Elle me ramène à mon africanité, ma spiritualité, mon ancestralité. Certaines femmes se reconnaissent en elle.
RTM | Tu as récemment proposé une exposition qui s’intitule « Métamorphoses » à l’Atrium en Martinique. Quelle a été la genèse de ce projet?
Gwladys | Pour l’exposition « Métamorphose », j’ai présenté des dessins que j’avais réalisé lors de mes résidences en Guadeloupe avec les Ateliers Médicis (2018) , Caribbean Linked à Aruba (2018) et FountainHead Residency à Miami (2019). Cette exposition était un peu comme un bilan de tout cela car je n’avais pas encore montré ces œuvres en Martinique au grand public.
Cependant j’ai aussi montré des œuvres inédites. J’ai intitulé cette expo « Métamorphose », car il y a un basculement qui se fait déjà par l’utilisation de l’encre rouge.
Les œuvres rouges ont été créées dans un contexte particulier : les féminicides , le scandale du chlordécone, les manifestations de la jeunesse martiniquaise.
Manman Chadwon est enragée. Le rouge devient sang, rage, force, violence, rébellion, destruction , mais aussi résilience, voix des ancêtres.
« Insurgées » qui est un triptyque avec une touche afro futuriste, représentent ces femmes qui crachent leurs épines sur les bourreaux d’hier et d’aujourd’hui. Elles sont l’ouragan, la « désobéissance à la loi ». La chaîne qui se brise. Celles qui refusent d’être les Poto mitan, le doudouisme, toutes les dominations, la Mâle-monde. Celles qui ne veulent plus se taire. C’est ça Métamorphose. C’est aussi l’espoir d’un changement dans ce monde.
RTM | Tu tiens une page Instagram qui s’intitule Black Meisha où tu proposes des illustrations que j’adore. Comment est née cette page ?
Gwladys | J’aime faire des illustrations, depuis l’école d’art. Cela m’a d’ailleurs porté préjudice car j’étais trop littérale dans la création de mes œuvres. J’ai du apprendre à dissocier les deux pratiques, même si l’une inspire l’autre. Cependant mon entourage m’a beaucoup encouragée à poursuivre. J’ai donc commencé à les partager sur facebook puis j’ai finalement crée la page Black Meisha sur Instagram l’année dernière. C’est mon terrain de jeu.
Je parle de la société de manière ironique, avec une pointe d’humour noir. J’ai beaucoup cherché la bonne manière de me représenter, de dessiner le corps féminin. Après des années d’automatisme, à dessiner un corps mince avec une taille ceintrée, j’ai fini par me défaire de tout cela. Cela passe par une acceptation de soi. Je mets en scène Glad sous toutes ses nuances. Enfantine, parfois insolente au regard assassin, « pa mélé », fatale, spirituelle. Elle s’assume enfin, même avec ses insécurités. Cette page est mon espace de liberté. Manman Chadwon y est présente d’ailleurs. Il y a réellement un pont entre mes œuvres et mes illustrations ce qui n’était pas le cas au départ. Cela s’est fait progressivement.
“Manman Chadwon est mon avatar, une sorte d’alter ego”
RTM | Sur quoi travailles-tu en ce moment ?
Gwladys | Je poursuis ma série « Anatomies du sensible ». Il s’agit d’une série de dessins réalisés au feutre noir où je mêle anatomie du corps humain et éléments de la nature
(Coraux, plantes, algues, épines). Dans cette série, le corps fusionne avec la végétation, il foisonne.
RTM | Si tu devais nous citer 3 femmes caribéennes qui t’inspirent ?
Gwladys | Christiane Taubira. Est-ce que quelqu’un d’autre a déjà clashé en utilisant Léon-Gontran Damas face à une assemblée majoritairement masculine ? J’aime comment elle s’exprime. J’aime son insolence. Sa langue est un couteau à vingt lames bien filées.
Simone Lagrand la tisseuse de mots. J’écrivais déjà en créole avant de la connaître, mais elle m’a donné le balan pour inventer, réinventer, dire et écrire le plaisir. J’aime son flow. C’est grâce à elle que j’ai eu envie de créer mon petit recueil illustrée Anba Fèy.
Jocelyne Beroard. Elle a toujours chanté en créole. Grâce à elle on peut concevoir aujourd’hui les émotions avec cette langue. « Ké sa Lévé » l’une de mes chansons préférées, m’a beaucoup inspiré dans l’écriture de mon petit recueil.
RTM | Et enfin, qu’est-ce qui fait de Gwladys une Reine Des Temps Modernes ?
Gwladys | En constante métamorphose.
Je brise mes chaînes un peu plus chaque jour.
Je suis une Full Fanm. J’utilise cette expression pour ces femmes qui assument leur force, leur puissance, et leur vulnérabilité. Leur tout.
Crédit photo de couverture : Laura de Voguel
Merci pour le joli portrait de cette artiste. J’aimerais bien lire son recueil et compte bien la rejoindre sur Insta.
Merci pour elle :). Nous sommes honorées qu’elle ait accepté notre invitation et ravies que cela vous ait plu !