Une femme de parole. Une femme de mots. Une femme de lettres. 4 lettres : T.R.U.C ? Non, ce sera plutôt 9 lettres : T.r.u.q.u.i.s.t.e. Auteure, pawoleuse, poète, artiste, notre QUEENSPIRATION du jour « truque » les mots, les vers, les phrases…Du slam aux ateliers d’écriture, des scènes ouvertes aux performances libres, rencontre avec Simone Lagrand !
RTM | A quel moment naquit ton amour pour l’écriture, ton amour des mots ?
Simone | À l’âge de 3 ans, mon père m’avait promis de m’offrir une bicyclette si je savais écrire mon prénom. Je voulais cette bicyclette donc j’ai appris à écrire à 3 ans. Un jour, j’ai écrit au charbon, sur le mur de la maison, une longue phrase signée Simone Lagrand. Je ne me souvenais pas de cette anecdote. Mon père est ccédé il n’y a pas longtemps et c’est l’une de mes tantes qui m’a récemment raconté cette histoire. Est-ce le début ? Je ne sais pas.
Je pense que mon amour de l’écriture est né avec mon amour pour la lecture.
Mon amour pour la poésie est arrivé un peu plus tard, à l’âge de 26 ans. En rentrant chez moi un soir sur Paris, je suis tombée sur un bar qui proposait du Slam tous les mardis. Je suis revenue le mardi d’après avec un texte. Ils organisaient un tournoi, j’y ai participé, je n’ai pas gagné mais je m’en fichais. Je me suis fait des copains et je suis tombée amoureuse de la poésie orale comme ça. A l’époque, j’écrivais beaucoup de textes érotiques. C’était vachement important pour moi d’écrire sur ce sujet là car je ne suis pas qu’une FEMME NOIRE, je suis aussi une FEMME. Et ensuite, il y a eu le créole qui s’est immiscé dans mes textes apportant avec lui un brin de nostalgie et de colère très politisées.
RTM | A quel moment as-tu envisagé / as-tu décidé de vivre de l’écriture ?
Simone | Ca s’est fait petit à petit. Mon premier poème à dire, je l’ai écrit à 26 ans. Je ne me disais pas à ce moment là que ça deviendrait mon métier. Je ne suis pas quelqu’un qui se projette. Aujourd’hui encore, je ne sais pas ce que je veux faire lorsque je serai grande. Les choses se sont faites assez naturellement. On me sollicitait à droite à gauche pour écrire ou lire des textes, et j’ai donc commencé à gagner de l’argent grâce à l’écriture.
Il y a également eu des périodes où je ne trouvais plus l’envie d’écrire et où je vivais donc d’autre chose. En 2012, lorsque je suis revenue en France, la scène slam n’était plus aussi vibrante, j’étais un peu déçue, et puis je n’avais rien à dire. Donc j’ai mis une grosse parenthèse et ensuite je suis tombée malade. J’ai du faire autre chose.
« Je suis truquiste. Je truc plein de trucs, surtout les mots. »
RTM | Simone Lagrand, auteure ? paroleuse ? écrivaine ?
Simone | Je n’ai pas envie de m’étriquer dans une case. Paroleuse, je le serai toujours. Ecrivaine pas encore, tant que je n’aurais pas été éditée par une maison d’édition. Auteure, c’est sûr. Auteure digitale même. J’aime beaucoup le mot « digitale » car il fait également référence à une très belle plante qui porte le même nom. Je suis une artiste tout court avec tout ce que cela peut bien vouloir dire ou ne pas vouloir dire. Je suis aussi cuisinière. Je dirais même que je suis truc-iste. Je truque plein de trucs, surtout les mots. Je suis une touche à tout.
RTM | La culture japonaise inspire énormément ton travail, notamment à travers les haïkus. Peux-tu nous en dire plus ?
Simone | J’ai toujours été fan de haïkus, ces petits poèmes japonais en 5, 7 syllabes. Ils sont un concentré de sentiments souvent us à la nature. J’aime cette économie de parole. Le fait de bien choisir ses mots. C’est un peu comme une sauce que tu laisses réduire jusqu’à ce qu’elle devienne extraordinairement onctueuse. Les haïkus permettent d’être dans cette recherche de l’essentiel et d’un certain minimalisme.
J’aime aussi le principe japonais de wabisabi qui trouve de la beauté dans l’imperfection. Me considérant moi-même comme une auteure du « gwopwèl », de « la Fêlure », de « l’embarras », en bref, des choses imparfaites.
RTM | Martiniquaise installée depuis plusieurs années au Pays-Bas, le retour de Simone Lagrand se fera-t-il en France hexagonale ou en Martinique ?
Simone | En Martinique et nulle part ailleurs. Je n’ai rien à faire en France hexagonale. Je suis martiniquaise. Nous avons énormément de problématiques à régler en Martinique : le colorisme, le clientélisme, la schizophrénie liée au post colonialisme qui nous hante. J’ai envie de travailler au niveau régional, cela permet également de réduire son champ d’action. Etre en France hexagonale, c’est être noyé dans une masse. Ce sera toujours la Martinique d’abord.
« Il ne faut pas aller en Martinique en rêvant, il faut y aller en étant lucide. »
RTM | Sans forcément être dans la comparaison, mais s’il y avait une chose à retenir de la scène culturelle au Pays-Bas laquelle serait-elle ?
Simone | Au Pays-Bas, la scène culturelle et entrepreneuriale dépend très peu de l’institution contrairement à la France et à la Martinique. Il y a essentiellement des fonds privés. Je ne dis pas que c’est forcément plus équilibré mais il y a quand même une sorte d’appel public très clair. En Martinique par exemple, il y a très peu de lieu indépendant.
Ce que je retiens essentiellement de mes années au Pays Bas, c’est l’importance de se créer un capital. J’avais déjà tenté de rentrer en Martinique il y a quelques années, mais je n’avais pas assez d’argent pour aller au bout de mon projet. Je suis repartie déçue de ne pas avoir été suffisamment efficace. Il ne faut pas aller en Martinique en rêvant, il faut y aller en étant lucide. La Martinique est ce qu’elle est, comme plein d’autres lieux d’ailleurs. Je suis partie en me disant que je reviendrai mais avec une stratégie différente.
RTM | Tu participes à beaucoup d’initiatives sur l’île. Quelle dynamique ressens-tu actuellement en Martinique ?
Simone | Il y a une nouvelle vague de jeunes qui souhaitent créer et construire en Martinique, la génération Millénial. La grève contre la vie chère de 2009 avait créé le mouvement inverse car beaucoup étaient partis déçus.
Aujourd’hui de nombreux jeunes rentrent au pays et veulent transférer le savoir qu’ils ont appris ailleurs, certains plus adroitement que d’autres. Je n’ai pas envie d’être une vieille quadragénaire qui loupera le coche. J’ai envie de participer à cette mouvance.
S’il y a « millénial », il y a forcément « mentors ». Un millénial ne peut pas être le mentor d’un autre millénial. Il faut bien un quadra quelque part dans l’équation. J’ai envie de travailler de paire avec des personnes qui ont des choses à faire, des choses à dire, qui ont des compétences que je n’ai pas forcément et inversement. L’idée, c’est de travailler en synergie.
« Evoluer en Europe, c’est toujours essayer de convenir, de rentrer dans un moule pour essayer de se faire sa place. »
RTM | Peux-tu nous parler de ton expérience de femme noire au Pays Bas ?
Simone | Au Pays-Bas, j’ai appris à regarder la question des noirs de manières différentes. Je me suis rendue compte de la chance que j’avais eu d’être une jeune femme née dans un contexte noir. Mon directeur d’école était noir, ma maitresse était noire, le maire était noir, le directeur de l’hôpital pouvait être noir, le président du conseil régional est noir. Ca m’a clairement permis de me construire différemment.
Avant, je portais un regard presque condescendant sur les diasporiques. Je ne comprenais pas pourquoi ils discutaient autant de leur couleur de peau, de leurs cheveux… Puis, j’ai fréquenté les milieux afro féministes, queer. J’ai fréquenté des Safe Place où on parlait décolonisation et je me suis rendue compte de la souffrance que ça pouvait être de naître dans un espace où tu n’es pas complètement accueilli.
J’avais l’impression qu’il s’agissait là de questions simples. Mais ce n’est pas aussi simple. Evoluer en Europe, c’est toujours essayer de convenir, de rentrer dans un moule pour essayer de se faire sa place.
En France, il y a 30 nuances noires au moins. Le guadeloupéen est contre le martiniquais, qui est contre le guyanais, qui est lui même contre le réunionnais et à cela tu ajoutes les 54 pays d’Afrique et les différentes ethnies. Pour moi il n’y pas 30 nuances de noirs, il y a NOIR. Nous sommes clairement dans une société du diviser pour mieux régner. Que je sois martiniquais, guadeloupéen, zambien, je ne suis pas un « mwaka », je suis un « yen a assez », « man bon », « man bonnard » ,« annou ».
RTM | Ce n’est pas toujours évident d’être au fait de son identité, de sa place en tant que femme et encore moins en tant que femme noire. Comment réussir à faire passer le message ? Comment transmettre ?
Simone | Dernièrement, je devais faire un paquet pour ma filleule qui va avoir 16 ans. J’ai choisi de lui envoyer trois livres sur le féminisme, trois livres à trois degrés différents : Americanah, Lettre à Ijeawele et Nous sommes tous des féministes. Je ne sais pas si elle va les lire. Peut-être pas tout de suite. Mais en tout cas, elle les aura. C’est ma manière de passer le message. Il faut échanger, diffuser, ne pas prendre les sœurs de haut. Il faut prendre le temps d’expliquer, de parler, d’écouter et de sourire.
Les changements ne s’opèrent pas en deux secondes. Ca prend du temps. Nous sommes en construction depuis 1492. Obama a été élu en 2008, la reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité, c’était il n’y a pas si longtemps. Les choses vont aller lentement mais surement avec des twittos, des chercheuses, des bloggeuses, des réalisatrices, des entrepreneurs…
Ma nièce a aujourd’hui accès a beaucoup de contenu et plus rapidement que moi à l’époque. Et ça, c’est unique.
« J’ai toujours été comme ça car ma mère est une gangster. »
RTM | Tu fais partie de ces artistes qui ne font pas dans la langue de bois. D’où tires-tu ton impertinence ?
Simone | Ma mère est couturière. C’est une personne du concret. Elle a dû arrêter l’école jeune et pourtant c’est une personne brillante. Tellement brillante. J’ai toujours été comme ça car ma mère est une gangster. Une femme qui n’a jamais eu besoin qu’un homme lui dise quoi faire, une femme qui n’a jamais eu besoin d’un homme pour donner à manger à ses enfants, une femme qui n’a jamais laissé un seul patron la contraindre. Lorsqu’un patron l’emmerdait, le lendemain elle n’y retournait pas et elle trouvait autre chose. Comment veux-tu que je me prenne la tête avec une mère comme ça ? Personne n’a à me dire ce que je dois être et certainement pas à la lumière d’une affaire de couleur de peau ou que sais-je !
RTM | Qu’est-ce qui t’a motivée à écrire sur l’érotisme ?
Simone | Mon écriture sur l’érotisme vient d’un compte à régler avec une sorte de puritanisme assez agaçant qui m’a été imposé par une maman, certes irrévérencieuse, mais très catholique, qui tourne la tête lorsqu’elle voit un baiser échangé à la télé, mais qui en même temps se nourrit de télénovela passionnée. La sexualité est un sujet qui m’a très tôt intriguée.
J’ai eu mes règles à 9 ans. Personne ne m’a rien dit. On m’a laissé avec une boîte d’Always ou Vania entre les mains. J’ai vu écrit le mot règle sur le paquet donc j’ai été chercher. J’ai toujours été très curieuse. Je voulais savoir comment ça fonctionnait. J’ai très rapidement voulu en savoir plus par moi-même, me découvrir, découvrir mon corps avant de laisser une tierce personne me découvrir. J’ai voulu trouver mon point G-énial avant que quelqu’un n’aille le chercher pour moi. En grandissant et en discutant avec d’autres femmes, je me suis rendue compte que beaucoup d’entre elles ne prenaient pas le temps de s’explorer. C’est ce qui m’a motivée à écrire sur le sujet.
« Le manque de moyen me rend plus productive même dans mon écologie personnelle. »
RTM | Si je te dis « débrouille », tu me dis …
Simone | La débrouille surgit quand on arrête de trouver des excuses pour ne pas faire ce que l’on doit faire. La débrouille, c’est faire avec les moyens que l’on a à disposition. Avoir été dans la misère, aide à la débrouillardise.
La débrouillardise, c’est également apprendre à se libérer du connu. C’est peindre sur de la tôle et non sur une toile, c’est peindre avec du café quand tu n’as pas de peinture, c’est apprendre à observer et faire avec ce qui t’entoure pour créer une nouvelle histoire.
Avant c’était vachement valorisé, aujourd’hui c’est devenu honteux. « Ah, tu fais ça parce que tu n’as pas les moyens ! » Mais j’adore ne pas avoir les moyens. Moins j’ai les moyens plus je fais. Le manque de moyen me rend plus productive même dans mon écologie personnelle.
RTM | Quels sont les modèles d’inspiration de Simone Lagrand ?
Simone | Ca va d’Eugène Mona, dont j’adore l’énergie, l’écriture un peu mystique, le verbe, la musique, à la comédienne, chanteuse haïtienne Toto Bissainthe et ses interprétations fascinantes. Il y a également Grace Jones et son irrévérence la plus totale. Maryse Condé et son « parler vrai ». Jocelyne Béroard et sa manière d’aborder le rythme. Véronique Kanor qui m’inspire par son énergie et son humour. Chez les américains, il y a Maya Angelou.
Et puis, il y a celles que j’aime tout autant qu’elles me déstabilisent, ma mère et les femmes de ma famille qui ont un vrai don pour la parole, les belles paroles, et les paroles piquantes.
« Pour moi, c’est ça le vrai féminisme. Tant que ma liberté n’entrave pas la tienne, je fais ce que je veux. »
RTM | Simone Lagrand, féministe ?
Simone | Oui mais pas le féminisme qui veut te faire rentrer dans une case. Une féministe qui ne fait que ce qu’elle a envie de faire et parce qu’elle a envie de le faire. Une féministe qui met un tissage si elle a envie de ressembler à une Claudette ou de se défriser les cheveux si elle le veut. Pour moi, c’est ça le vrai féminisme. Tant que ma liberté n’entrave pas la tienne, je fais ce que je veux.
RTM | Qu’est ce qui fait de Simone une Reine Des Temps Modernes ?
Simone | On est en 2018 et je suis vivante. Nous avons toutes un corps et un esprit que nous prenons du temps à connecter. Lorsque l’on y parvient, cela devient notre petit royaume personnel que l’on dirige. Donc je suis la reine de mon petit royaume personnel que j’essaye en permanence d’aligner afin de trouver le bon équilibre entre mon corps et mon esprit.