Le créole pour épée. Le créole pour langue. Le créole pour résister. Dory Sélèsprika, notre QUEENSPIRATION de la semaine a fait de sa langue son arme. Slameuse, poétesse, ou encore diseuse de mots, Dory fait partie de ces auteur.e.s bien décidés à faire vivre et survivre le guadeloupéen, à le faire vibrer entre et par delà ses frontières.
RTM | Bonjour Dory, peux-tu te présenter pour nos lectrices et lecteurs ?
Dory | Bonjour, je suis Dory Sélèsprika de mon nom d’artiste, je m’appelle Audrey CELESTE, je suis guadeloupéenne. J’ai grandi et vis à Anse-Bertrand. Unique fille de ma mère et sœur d’un frère cadet. Après un Bac Littéraire j’ai obtenu la Licence STAPS, après de belles expériences artistiques puis deux enfants, j’ai validé un MASTER créole. J’ai donc deux casquettes qui se complètent bien, animatrice d’atelier d’écriture et de déclamation en établissements culturels, scolaires ou en centre pénitentiaire et depuis peu j’enseigne la Langue vivante régionale (LVR) créole au collège et au lycée.
Je suis souvent sollicitée pour écrire des textes et pour en traduire.
J’ai eu la chance de partager de nombreuses expériences artistiques avec pas mal d’artistes de Guadeloupe et d’ailleurs.
RTM | Ton amour des mots, coup de foudre ou un amour qui se construit sur le temps ?
Dory | Pipelette depuis l’enfance, amoureuse des langues, de la musique, des beaux textes déclamés, scandés sur des mélodies ou des percussions.
J’ai été initiée à la poésie dès mon plus jeune âge, j’ai été nourrie des phrasés de Pierre Akendengué, Luc Hubert-Séjor, Joby Bernabé et bien d’autres, puis adolescente j’ai découvert le Rap. La claque et le coup de foudre. J’étais fascinée par le débit des mots et l’énergie que livraient les rappeurs sur chaque instrumental.
Au collège et plus au lycée, j’aimais griffonner des phrases, recopier des proverbes, jouer avec les mots et créer des rimes, avec le temps j’ai perfectionné mon écriture.
“Certaines choses prennent sens uniquement lorsqu’elles sont exprimées avec les codes du pays”
RTM | Tu as déjà quelques années d’expérience dans le domaine du slam, qu’est-ce qui te pousse à monter sur scène en 2006 lors des Slam Session organisée en Guadeloupe par le collectif SlamBlag ?
Dory | Un concours de circonstances…
En 2006, je venais de valider mes examens et avais grand besoin de m’aérer la tête alors je me suis rendue à une session slamblag, l’ambiance y était intimiste et feutrée, j’avais un texte en tête « mizik lanmou » alors je me suis lancée. Je ne voyais pas le public à cause des spots lumineux et je crois que c’est cela qui m’a mise à l’aise, je ne savais pas à quoi m’attendre. Les gens ont apprécié alors je suis rentrée chez moi avec l’envie d’écrire d’autres textes.
La semaine d’après je revenais avec « Dénégrifikasyon », ce fut la révélation !
RTM | L’une de tes particularités, c’est que tu t’autorises à slamer en créole. Qu’est-ce que la langue créole représente pour toi ?
Dory | J’en fais même un point d’honneur.
La langue guadeloupéenne est magnifique et riche. J’aime jouer de cette langue dans mes écrits, créer des ponts lexicaux entre les générations. Je suis à la recherche de sons et de sens, je cherche à émouvoir mon public tout en lui prêtant ma part d’imaginaire guadeloupéen.
De manière générale j’utilise un dictionnaire créole, des livres, un fond sonore pour produire sinon c’est spontané, le top des sensations !
RTM | Pourquoi est-ce important de mettre en avant cette langue à travers tes écrits et quel imaginaire t’ouvre le créole que ne t’ouvre pas le français notamment ?
Dory | Je tente de mettre ma langue à l’honneur. Je la fais résonner dans mes textes et cela à travers une multitude de thèmes liés à notre histoire et nos modes de vie, un vocabulaire choisi avec soin pour m’adresser à au moins deux publics : la génération de mes parents et plus et les 25-40 ans. Dans mes déclamations j’emprunte toutes nos intonations et mimiques pour fixer les décors et que chacun s’y retrouve.
Elle me transporte dans le temps à travers nos paysages, elle consolide mon ancrage à la Guadeloupe et la Caraïbe.
Certaines choses prennent sens uniquement lorsqu’elles sont exprimées avec les codes du pays (des expressions, le nom des lieux, évènement…)
RTM | Tu as sorti un recueil. Peux-tu nous le présenter et nous raconter sa genèse ?
Dory | Il s’appelle « TAN » comme le temps qui passe, le temps dont on a besoin pour se réaliser et prendre sa place dans le monde.
J’ai été motivée par plusieurs enseignants de LVR qui avaient besoin de supports textes plus récents, traitant de sujets plus actuels.
RTM | Slameuse ? Poétesse ? Auteure ? Quels sont les qualificatifs qui te caractérisent ?
Dory | Slameuse, poétesse, diseuse de mots, parolière, parolieuse, je m’accommode de tous ces titres mais surtout j’écris des textes puis les mets en sons.
RTM | Evoluer en Guadeloupe en tant qu’artiste, force ? faiblesse ?
Dory | Alors, force : On apprend vite à être pluridisciplinaire, on rentre rapidement en contact avec le public et les acteurs de la scène artistique et culturelle du pays, on peut très vite échanger et créer ensemble.
Points faibles : Devoir tout faire soi-même peut fatiguer à la longue et pire se disperser ou en être en panne de créativité. Le pays est petit alors on a vite fait le tour ce qui peut être une entrave à l’épanouissement ou un renfermement sur soi.
Le plus dur je pense c’est de se faire respecter, respecter son travail, les gens ont du mal à reconnaître et considérer les métiers d’artistes donc parfois c’est démotivant, décourageant.
“Dans mes déclamations j’emprunte toutes nos intonations et mimiques pour fixer les décors et que chacun s’y retrouve.”
RTM | « Le poète a ceci d’un photographe ; il capture des moments de vie, qu’il dépose sur papier. Capturer avec les yeux, raconter avec les mots ». Quels sont les moments que tu aimes à capturer ?
Dory | Tous. Je veux parler de tout. Je transcris les joies et les peines cachées dans des scènes typiques, des instants de notre patrimoine, des évènements historiques, ces choses qu’on voit sans dire, qu’on entend sans comprendre.
J’aime magnifier les scènes de vie les plus banales.
RTM | Peux-tu nous citer 3 de tes auteures féminines préférées ?
Dory | Dany Bébèl Gysler, Gisèle Pineau, Simone Schwarz-Bart.
RTM | Et 3 femmes qui t’ont inspiré en grandissant ?
Dory | Ma mère, ma grand-mère Dadàn, La Maronne.
RTM | Qu’est-ce que tu nous réserves pour 2020 ?
Dory | Un album je l’espère ! Je travaille depuis peu sur mon premier projet discographique je peux juste dire qu’il s’appellera “TANN” comme une mise en son des meilleurs textes extraits de “TAN”.
RTM | Qu’est-ce qui fait de Dory une Reine Des Temps Modernes ?
Dory | Pas évidente la question !
Je m’inscris dans les pas de celles et ceux qui ont tant donné pour que la langue guadeloupéenne soit encore. J’ouvre une autre voie par mon esthétique, mes messages et mon style, je n’invente rien, je réinvente ma langue.
Crédit Photo : Dorlis Photography