Madame, monsieur le/la procureur.e du Tribunal de Grande Instance de Bobigny,
Je vous ai écrit il y a 3 ans pour porter plainte pour viol sur mineure, subi par ma personne à l’âge de 7 ans. Lorsque j’ai écrit ce texte, j’avais 26 ans. Dans un mois, j’en aurai 30 et je ressens, encore une fois le besoin de vous écrire. Ce n’est pas qu’une simple envie, c’est vraiment un besoin.
Je vous remercie d’avoir pris en compte mon courrier, il y a 3 ans. Je vous remercie car, moins d’un mois après vous avoir écrit, l’agent de police, A****** He*****, m’a contactée, reçue, écoutée. À mon grand étonnement, elle a fait preuve d’une bienveillance inattendue. Je dis « inattendue » car j’appréhendais énormément de porter plainte, sachant les policiers peu ou prou formés au sujet des violences sexuelles à ce moment-là.
J’ai porté plainte contre mon violeur, que j’ai expressément nommé dans le courrier que je vous ai adressé et dans ma déposition. Je l’ai confronté quelques mois après, en novembre 2017. Cette confrontation a été salutaire – en partie – car elle m’a permis de sortir de l’état de dissociation traumatique dans lequel je me trouvais depuis mes 7 ans, depuis qu’il m’a violée.
S’en est suivi des mois de larmes quotidiennes, par flots, sans m’arrêter, sans raison. Imaginez ce que ça fait de contenir une souffrance indescriptible pendant 20 ans et de la laisser sortir après autant d’années. Je ne réalisais même pas que je contenais autant de souffrances en moi, ni qu’il était humainement possible d’avoir un tel degré de tristesse en soi.
Ma plainte a été classée sans suite. Je ne suis pas surprise. Et c’est triste de ne pas en être surprise. Je m’attendais à ce résultat car 10% des victimes de viol portent plainte et seulement 1% des plaintes aboutit à une condamnation. Je le savais lorsque j’ai porté plainte. Ce chiffre m’a longtemps dissuadé de le faire mais, lorsque je me suis sentie asphyxiée dans ma douleur, j’ai pris cette action de porter plainte comme la bouée de sauvetage qui m’aiderait à rester vivante. Pas à aller mieux, ni à guérir. Juste à rester vivante. Et je l’ai fait avec l’infime espoir que cela serve à quelque chose. Mais un espoir vraiment enfoui au plus profond de mes entrailles. Assez existant pour me donner la force d’aller au bout de cette action, mais extrêmement petit, de sorte à ne pas être déçue ni tomber de haut en cas d’échec. J’ai bien fait de me protéger.
À ce stade de lecture, vous devez certainement vous interroger sur les raisons qui me poussent à vous écrire pour vous dire tout ça. C’est simple… Je suis habitée par une rage intérieure. Cela dépasse la colère, c’est une intensité beaucoup plus grande, beaucoup plus forte. La colère est l’émotion qui fait part d’un sentiment d’injustice. Et oui, j’ai subi une grande injustice. Tellement grande que je ressens plus qu’une simple colère, j’ai la rage.
J’ai la rage car j’ai été victime de viol et mon violeur n’a pas été condamné.
J’ai la rage parce que la semaine dernière, en allant rendre visite à ma mère, je l’ai croisé (il habite ma ville natale).
J’ai la rage car j’ai subi un crime mais que la loi ne m’a pas protégée. Vous ne m’avez pas protégée.
Votre qualité de procureur.e est une immense responsabilité. J’ai lancé un SOS pour obtenir réparation. Comme indiqué plus haut, il a été entendu et je vous en remercie mais je ne suis pas satisfaite de la réponse.
Je ne vous apprends absolument rien en rappelant que le viol est un crime. Autrement dit, sur l’échelle des infractions, c’est le plus haut niveau, au même titre que le meurtre, les braquages ou les attentats contre l’État. Lorsque ma plainte est classée sans suite, le sentiment que je ressens, c’est de ne pas être importante. Je ressens dans ma chair la détresse d’avoir subi une chose aussi grave mais la justice, celle que votre fonction incarne, me dit que ce n’est pas grave. Le timide pourcentage de viol qui mène à des condamnations dit ça également. Aujourd’hui, en France, on peut être violé.e et ce n’est pas grave. C’est le crime parfait. Celui qui n’est jamais condamné. Voilà pourquoi je ressens cette rage intérieure. Parce que ces sentiments se bousculent en moi, crient à l’injustice, à l’anormalité. Ce que je vis est anormale et je ne suis pas la seule à le vivre. Nous sommes beaucoup trop nombreuses et nombreux dans ce cas-là.
J’ai essayé d’apaiser ma rage en comprenant votre position et votre décision de classer ma plainte. J’entends que l’absence de preuve matérielles est compliquée. Mais vous avez un rapport d’une psychiatre des UMJ, vous avez eu un courrier de ma psychologue de l’époque. Depuis, j’ai raconté mon traumatisme dans un livre, j’ai mené des actions de sensibilisation aux violences sexuelles. Pensez-vous que j’aurai pu inventer tout ça ? Que j’aurai pu décrire si précisément mon viol, les répercussions des psychotraumatismes, si je ne les avais pas ressenties dans ma chair, dans mon être ? Si vous admettez qu’un tel degré de précision ajoute de la probité à mon accusation, condamnez mon violeur. Je n’ai vraiment aucun intérêt à l’accuser si ce n’était pas vrai. D’ailleurs, rares sont les plaintes fantômes à ce sujet. Je veux pouvoir être crue, défendue, protégée.
Je ne comprends vraiment pas comment on peut être dans un pays de droits, de justice, celui des Droits de l’Homme et permettre que cela existe. Je ne crois plus en la justice. Je perds foi en elle. Et c’est terrible de se dire qu’il n’y a pas de justice. Étant donné qu’un crime peut être commis en toute impunité en France, à plus forte raison peuvent l’être des délits et autres infractions.
Cette plainte classée sans suite me donne le sentiment que ce n’est pas grave ce que j’ai vécu. Pourtant je vous écris à l’aube de mes 30 ans pour parler de quelque chose qui m’est arrivé quand j’avais 7 ans, ça en dit beaucoup sur le poids que cela a dans ma vie. Je ne me sens pas importante, je me sens déshumanisée, j’ai le sentiment que ma vie ne vaut rien. Et ce, parce que j’ai subi une grande injustice. Il n’y a rien de pire que de laisser des injustices se perpétuer. Vraiment. C’est la première étape d’une décadence de la société. Une personne qui ne sent pas reconnue dans son injustice nourrie une rage comme je la ressens aujourd’hui et, inutile d’être docteur.e en psychiatrie pour mesurer les effets délétères d’un tel sentiment, pour soi et pour les autres. Je disais plus haut que le viol est un crime au même titre que les attentats commis coontre l’État. Mesurez-vous l’impact que cela aurait pu avoir si, après les différents attentats que l’on a subi ces dernières années en France, vous disiez à la population « ce n’est pas grave » ? C’est exactement la même chose avec les violences sexuelles qui, en plus supportent le poids des tabous et de l’omerta. Double indifférence.
Je suis en colère contre vous car je ne me suis pas sentie protégée. La loi ne m’a pas protégée. La justice ne m’a pas protégée. Comment voulez-vous que je me construise normalement quand je me sens si vulnérable, si ignorée, si déshumanisée ? Mesurez-vous la violence que c’est de se dire qu’on peut subir un crime sans qu’il soit condamné ? A la manière d’Emile Zola au moment de l’affaire Dreyfus, j’accuse la France de non assistance en personne en danger. J’accuse la France de ne pas protéger ses citoyen.ne.s. J’accuse la France de son omerta face aux violences sexuelles. Je reconnais les avancées de ces dernières années et je remercie les différents gouvernements d’avoir enfin agi mais, sincèrement, c’est bien trop peu. Je vous jure solennellement que, face à la détresse émotionnelle dans laquelle on se trouve après un tel traumatisme, les avancées actuelles sont des pas de fourmis. On doit faire bouger les choses, plus vite, plus grandement, en écoutant les expert.e.s du sujet.
Chaque jour qui se lève, je me sens vide. Je ne vois pas de raison de vivre. Le sentiment que mon humanité, mon être, mon intégrité a été niée représente une violence dont j’ai peu de mots pour la décrire. Je ne veux plus ressentir ça. Je veux sentir que ma vie est importante, que ce que j’ai vécu est anormal, que l’absence de condamnation l’est tout autant.
Avez-vous des enfants ? Si oui, imaginez-les à 7 ans. Ils devaient être heureux, légers, insouciants, à jouer partout, tout le temps, débordant de vitalité. Peut-être étiez-vous ému.e à les voir agir de la sorte ? Peut-être cette image vous-a-t-elle empli le cœur et aidé à supporter la violence et la dureté de notre monde ?
Je n’ai pas vécu ça. Je n’ai pas vécu l’insouciance, la légèreté. J’en ai été privée. Brutalement. Je vis avec le sentiment d’un fardeau sur mes épaules. J’aimerais m’en décharger et me sentir libre mais je n’y arrive pas. C’est vraiment trop lourd.
Le viol a volé ma vie.
La justice a volé mes espoirs.
Je vis dans l’obscurité et j’ai le cœur qui saigne.
Je veux sentir que ma vie compte.
Je veux que la justice joue son rôle de protection.
Je veux libérer ma rage intérieure.
Cette lettre est un SOS, une ultime bouteille à la mer. Vous n’imaginez pas combien mon cœur est lourd et meurtri, combien je peine à avancer dans ma vie à cause de cette souffrance. Je suis à bout. Je supporte ça depuis beaucoup trop longtemps. Je n’en peux plus. Entendez ma détresse svp et protégez-moi.
En vous remerciant de l’attention portée à mon message, je vous prie de recevoir l’expression de mes salutations les plus sincères.
Asiya Bathily