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Le droit d’exister

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Juin 2015. A deux pas de chez moi, une adolescente s’est défenestrée pour cause de harcèlement scolaire. Témoin de son suicide, j’ai souhaité imaginé ce qu’elle aurait pu dire avant de partir, ce qui aurait peut-être pu alerter sur sa situation et l’empêcher d’arriver.

Villetaneuse, le 18 juin 2015.

Maman,

À mon premier jour d’école, tu m’avais vêtu d’une robe de princesse et tu disais que j’étais la plus belle. Non pas à cause de la robe mais pour le sourire lumineux que j’affichais, trop heureuse de m’en aller. Ma joie était équivalente à ton désarroi de me voir m’émanciper, me détacher de toi. Tu pleurais cette séparation qui me rendais si joyeuse, non pas à l’idée de rompre ce fil d’amour qui nous liait mais à celui de commencer à apprendre à vivre seule, loin de ton cœur.

Aurais-tu aimé que l’école ne soit pas ce monde de découverte qui m’a enchantée pour que je revienne en courant me jeter dans tes bras ? Aurais-tu ressenti de la consolation si j’avais été malheureuse là-bas au point de revenir en criant comme si je haïssais cet endroit qui m’éloignait de toi, comme d’autres enfants l’ont fait ? Je suis certaine que non. Mais aujourd’hui, 10 ans après ma première rentrée scolaire, je me demande si cela aurait changé quelque chose si mon regard sur l’école avait changé lors de ce premier jour. Mon calvaire actuel serait-il aussi grand si ma peine, ce matin de septembre 2005, avait été plus intense ?

Maman.

Le bonheur de ce premier jour n’existe plus. N’a jamais existé. Hormis dans les souvenirs que tu me racontes quelques fois. Ils ne sont même pas des réminiscences. Je ne m’en rappelle pas. À la douceur et l’émotion dans ton regard quand tu en parles, je ne doute pas que cela se soit réellement passé. Mais moi, du haut de mes 13 ans, je n’ai guère mémoire que l’école me fut si chaleureuse un jour, si agréable, au point que, comme tu l’évoques occasionnellement lors de dîners familiaux, « il te fallait me porter pour que j’en quitte l’enceinte. » Aujourd’hui, il te faudrait presque me porter pour que j’y pénètre, si seulement tu savais.

Maman. Je remercie Dieu de m’avoir faite comme toi. Je te ressemble tant dans le caractère fort que dans l’apparence corpulente. J’ai hérité de ton corps de femme dans mon corps d’enfant. Tu m’as transmis ces formes généreuses, ses joues rebondies qui dessinent un sourire authentique sur nos deux visages quand nos regards se croisent. Tu m’as légué cette assurance de dame qui dépasse mon âge. Des cadeaux précieux que j’affectionne, dont je suis fière, mais qui me font terriblement mal aujourd’hui. Pardon maman. Pardon d’écrire cela. Pardon si je ne parviens pas à apprécier ces dons de toi à leur juste mesure. Ce n’est pas toi qui est en cause. Je remets en question cette enveloppe de femme que tu m’as offert, si disgracieux aux yeux de mes pairs qu’il a fini par m’enlaidir aussi. Je te demande d’ores et déjà pardon pour ce qui va suivre, mais il fallait que tu saches.

Te rappelles-tu de Mme Dubois, ma prof de français en 6e, l’an dernier ? Elle te disait, à chaque rencontre parent-professeur, que j’avais de l’esprit. Tu acquiesçais, en accord avec ses propos. À contrario de cet sagesse, je n’ai jamais eu de don pour le sport. Je tentais souvent d’esquiver les cours d’EPS. Tu me disais que c’était aussi important que les autres matières. Alors j’y allais. Ou plutôt, je me rendais à l’abattoir.

Selon une enquête réalisée par l’Unicef et l’Observatoire international de la violence à l’école le harcèlement scolaire touchait 11 à 12% des élèves en 2011.

Mon dégoût de la matière, pour mes camarades, ne résultaient que du gras qui se stockaient en moi, paralysant mes membres moteurs. Le frottement de mes cuisses lors des courses était à l’image de jambonneaux qu’on aurait suspendu le long d’une corde dans un supermarché. J’avais la grâce de deux baleines qui se croisent dans un ruisseau, incapables l’une et l’autre d’avancer sans se toucher face à la proéminence de leur chair. Voilà les poèmes que m’adressaient mes camarades en cours de sport.

Au tout début.

Puis, les choses ont évolué parce que je les ai laissées faire. Parce que j’étais si surprise par les attaques que les mots ne franchissaient pas ma bouche. Parce que devant la brutalité de leur verbe ne répondait que le silence de ma peur. Un mutisme qui les a rendus plus forts, plus insistants et même plus dangereux. Les mots tuent, maman, tu le savais ? Les mots qu’on nous martèle à longueur de journée si bien qu’ils s’infiltrent en nous, par tous nos pores, jusqu’à s’imprimer sur notre cerveau. Les mots sont des couteaux qui ne laissent pas de traces visibles, des coups de haches à la lame bien tranchante et, quand ils touchent la peau, dès la première fois, ils la marquent d’une cicatrice indélébile. Elle ne part pas au lavage ni ne s’efface. Elle est la marque d’une laideur qu’on a à l’intérieur de soi. Certains l’ont débusquée et ont nourri le dessein de la révéler à tout un chacun.

Depuis quelques jours, tout le monde semble découvrir le harcèlement. Mais pas n’importe lequel, celui entre adultes, ce harcèlement moral, sexuel, qui touche tous les corps de métier, tous les milieux, tous les pouvoirs. La grande majorité des politiques et des journalistes paraissent choqués.

On évoque la difficulté pour la victime de parler, d’oser porter plainte, l’omerta, le déni qui entourent ces violences. On dénonce l’absence de sanctions. Et toujours ces mêmes questions autour de la victime : “Pourquoi n’a-t-elle rien dit ?”. Toujours ces mêmes réponses : la peur, la honte face au sentiment d’impunité des auteurs.

Et les témoins, ceux qui savaient, pourquoi se sont-ils tus ? Pour ne se fâcher avec personne, et éviter de blesser des proches. Mais le silence, c’est un acte. Le silence signifie qu’on accepte le déni et l’omerta. Il faut du courage pour s’élever contre un phénomène aussi sournois que le harcèlement.

Ils ? Pourquoi les nommer ? Qu’est-ce qu’un nom maman ? Une identité arbitraire donnée par nos parents à la naissance qui s’efface dès lors qu’il est remplacé par des surnoms. Tu veux connaître les miens ? Baleine. Grosse vache (un classique celui-là). Cochonne. Goa’uld (oui, l’imagination n’a pas de limites. Celui-ci provient de la série Stargate SG1). Mammouth. Phacochère. Éléphant woman. En somme, je devais représenter à moi seule les espèces animales de plus de 200 kilos. D’autres appellations seraient certainement apparues si leur vocabulaire n’était pas si limité. À côté de ça, j’étais baignée de qualificatifs divers et riches : « t’es moche », « t’es grosse », « tu pues », « tu ne sais pas t’habiller », « t’es la plus moche du collège », « t’es pas moche, t’es horriblement moche ».

Et, dans un souci de compassion, certaines questions bienveillantes : « t’arrives à te regarder dans un miroir le matin ? Non, parce que t’es tellement moche que le miroir devrait se casser de lui-même. »

Au moins, je n’avais pas à fournir de réponses, ils offraient la question et sa répartie.

Début novembre, Sonia voit son enfant en pleurs à la sortie de l’école. De retour à la maison, l’enfant lâche tout. Sonia explique alors avoir regardé le dos de son fils, rougi par les coups. « On le plaquait contre le mur et on lui donnait des coups de coude dans le dos. »

La violence physique est accompagnée d’insultes, de crachats et de toute une série de brimades et d’humiliations. « Il a commencé à développer de l’eczéma, des maux de ventres… Un matin, il ressentait une douleur à l’aine, il avait du mal à bouger la jambe », se souvient Sonia.

Qu’aurais-je dit en dehors de ces flots de larmes qui inondaient mon visage, seules répliques répondant à ces vocables sans signifié ? À mesure que le temps s’écoulait, que leur oppression par la violence augmentait, que mes pleurs quotidiens augmentaient, que mon isolement grandissait, mon envie de quitter le collège à grandes enjambaient atteignaient des paroxysmes.

Trop souvent, les parents de victimes dénoncent la passivité de l’Éducation Nationale sur ce sujet tabou. La campagne prévoit ainsi une sensibilisation des enseignants, pour leur permettre de comprendre, prévenir et prendre en charge ce harcèlement qui intervient la plupart du temps en dehors de la classe. Comme par exemple pour ces « jeux » d’asphyxie ou d’agression groupée d’une cible, qui se déroulent dans les toilettes, à la cantine et dans les cours de récréation. Ces mêmes cours de récréation où se déroulent des jeux de poursuite et de bagarre, où les garçons veulent souvent démontrer leur virilité, et qui génèrent une répartition des rôles sexuée et stéréotypée que les enfants reproduisent les années suivantes, de manière parfois plus violente.

Le plus dur, après la méchanceté gratuite, c’est l’indifférence. Tu te rappelles le dicton à la cité dans laquelle on a grandie ? « Si on te demande, tu n’as rien vu, rien n’entendu. » Je n’ai rien demandé mais personne n’a rien vu ni rien entendu de toute façon. Ou alors ils ont fermé leurs yeux, détourné le visage, assourdi leurs oreilles. L’embarras du choix est relativement vaste.

Dans l’histoire du harcèlement, le grand absent, c’est l’adulte. Quand, dans une cour de récréation, dans des espaces d’interclasse, il se passe des monstruosités, c’est qu’à un moment donné, on n’a détourné les yeux. C’est qu’il manque de la surveillance et des contenants, des gens qui guident et qui soutiennent.

Oui, maman, tu l’auras sans doute compris car on se comprend entre les lignes même si j’ai tout fait, ces derniers mois, pour que tu ne vois rien, mais les brimades se poursuivaient de la cour à la classe, du gymnase au réfectoire, de l’infirmerie à la cafétéria, du matin jusqu’au soir, au gré et au su de tous. Professeurs, surveillants, CPE, infirmière scolaire, assistante sociale, intendant de la cantine, toutes et tous ont entendu, à un moment ou à un autre, les méchancetés qu’on m’adressait. Les hilarités dans la classe après m’avoir insulté provoquant chez moi des larmoiements incontrôlés ne pouvaient pas passer inaperçues, pas autant de fois, pas devant tout ce monde.

Je me rappelle de ce cours d’anglais où l’on devait imaginer que nous avions une boule de cristal dans laquelle nous voyions notre avenir ou celui d’un camarade. L’un deux a dit « dans ma boule de cristal, je vois que Jacqueline sera actrice. » J’ai commencé à sourire dans mon for intérieur, me disant qu’il me disait enfin une chose positive, agréable, douce, une parole qui faisait sentir les prémices d’une paix longtemps espérée. Je m’étais dit qu’il n’avait pas une si mauvaise image de moi, qu’il me trouvait assez belle pour embrasser la carrière d’actrice plus tard et suffisamment talentueuse pour. J’ai souri dans mon cœur avant d’entendre la fin de sa phrase « je vois qu’elle aura un grand rôle dans Stargate SG1 : celui du Goa’uld. » Pardon maman si je te fais honte mais j’ai explosé en gémissements jusqu’à la fin du cours. Mes yeux étaient devenus un ruisseau d’été après une forte pluie : tout s’écoulait en abondance dans des sanglots à peine audibles. Comme si ma dignité s’enfuyait pendant que je pleurnichais. 

En sortant de la classe, à la fin du cours, l’enseignante m’a interceptée et demandé pourquoi je pleurais. « Parce que XXX a été méchant avec moi » ai-je dit entre deux plaintes. Elle l’a appelé, il a bredouillé des excuses puis et reparti sans sanctions pendant que j’étais apeurée à l’idée d’affronter la récréation. J’ai feint d’aller aux toilettes. Je ne suis sortie de la cabine qu’à la deuxième sonnerie, celle annonçant la fin de la pause.

Pardon si je te masque leur nom maman, une chose après l’autre, je ne me sens pas assez forte pour ce deuxième aveu aujourd’hui.

Je me suis mise dans le rang de notre classe quand le professeur est venu nous appeler. Les surveillants, au loin, clamaient de se mettre deux par deux. C’était la seule autorité qu’autorisait leur statut de « presque prof. » Je n’ai pas obéi. Je n’avais plus de copines.

À l’entrée du bâtiment B, avant de monter les escaliers jusqu’au deuxième étage de la salle de sciences, un de mes bourreaux m’a mis un « chassé » et je me suis effondrée sur le dos, face à la quelque multiple dizaine d’élèves qui montaient. Je ne me rappelle plus que d’un concert de rires et de mes jambonneaux au milieu de mes larmes salées courant jusque chez la CPE.

« Il ne l’a sans doute pas fait exprès. Il y avait du monde. Et puis, les garçons sont bêtes. Ne pleurez plus. Soyez forte. » a-t-elle dit.

Si mes sanglots n’avaient pas avalé mes mots, je lui aurais rétorqué que c’est bien de la bêtise mais que c’est loin d’être de l’humour, j’aurai répondu que mes larmes sont proportionnelles aux insultes entendues que j’étouffe tous les jours, je voulais lui balancer qu’être forte était la source du problème, celle pour laquelle on m’avait prise en grippe.

Maman, j’ai senti un feu gonfler dans mon cœur. Une envie de tout casser, de hurler, de crier, de taper. J’étais nourrie du désir de leur faire voir, de bien regarder, mais ils étaient aveugles. J’aurai pu les insulter et déverser à leur égard la haine que j’ai ressentie en cet instant. Mais j’ai tout étouffé et la flamme s’est éteinte.

Dans l’enceinte du collège, un jour, Jonathan est frappé à coup de pied. Son professeur principal minimise : « Ils s’amusent avec vous », raconte l’adolescent. « Mais ils me frappaient vraiment. Ils n’avaient pas l’air de rigoler ».

Tout bascule le 7 février 2011. Jonathan est menacé avec une arme. Il ne sait pas si elle est factice. « Demain, tu ramènes 100€ ou on te fait la peau », lancent ses agresseurs. Jonathan est terrorisé. Il décide d’en finir avec la vie.

« Je préfère mourir pour ne plus souffrir. La violence est tellement forte envers moi que la mort ne pouvait pas être pire. C’était un signal d’alarme »

Le lendemain, le jeune garçon s’asperge d’alcool à brûler et il met le feu. Dans un ultime instinct de survie, il saute dans le canal de la Deûle. Il est secouru par une voisine. Jonathan est en vie mais il est brûlé aux deux tiers de son corps, des genoux au visage.

Maman, à la fin de la journée, j’étais épuisée par tout ça. Dans la navette du collège à la maison, j’ai pu trouver une place, la tête posée contre la vitre, les écouteurs sur les oreilles. Mon bourreau du jour est venu me les arracher des oreilles. J’espérais que la musique englobe ma tristesse, il m’a retiré ça aussi.

Maman, je n’en peux plus. L’année scolaire touche à sa fin d’ici 15 jours et je supporte cela depuis le mois de septembre. J’ai essayé d’être forte, de combattre ma douleur, de les ignorer, d’appeler à l’aide, de résister, de ne rien dire… J’ai expérimenté chacune des solutions que j’avais devant moi, qui me paraissaient évidentes. Mais le résultat a demeuré le même. Tous les jours. Depuis 9 mois.

Je prends ma plume ce soir, tandis que tu dors à quelques mètres de moi, pour mettre des mots sur mes maux. Pour te décrire mon calvaire, te faire le récit de mon année scolaire, te raconter le silence du corps enseignant et la violence des mots sombres. Je t’écris ma douleur, ma rancœur, mes anciennes peurs, mes malheurs. Je te dévoile ce que j’ai tant cherché à te masquer pendant un an. Avec succès je crois. Je te demande pardon. Pardon d’avoir gardé le silence, de ne trouver le courage de parler qu’à travers ces lignes. J’ai mal comme il te serait impossible de l’imaginer. Accoucher de moi, en comparaison, était une caresse à ton utérus.

Je te demande pardon. Ne m’en veux pas. Ce calvaire m’a anéantie. Réduite au silence. J’espère que tu ne m’en voudras pas en l’apprenant. Ne sois pas en colère. Supporter m’est trop dur, trop épuisant, inauthentique. Puisse ton amour pour moi être assez grand pour me pardonner.

Je t’aime,

Jacqueline.

Dans la nuit du 18 au 19 juin dernier, Jacqueline, une collégienne de 13 ans a trouvé la mort en se jetant du onzième étage de sa tour HLM.

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