Durant ma troisième année d’études en IFSI, je m’étais déjà lancé en quête d’un psychologue. Je visais un psychologue de CMP en raison de la gratuité. Initialement, je voulais en prendre un éloigné du domicile de mes parents pour ne pas risquer de croiser une personne que je connais au centre. L’idée qu’on puisse découvrir mon secret me tétanisait. À l’époque, évoquer le viol était pour moi tabou.
Ma peur de me dévoiler était telle que j’avais dû demander à ma meilleure amie de contacter quelques CMP pour moi. Ce qu’elle a gentiment accepté de faire. Malheureusement, les CMP étant organisées par secteur géographique, je devais me rendre à celui au plus près de mon domicile… ô drame, vrai désespoir !
A contrecœur, j’ai malgré tout pris un rendez-vous à proximité de mon domicile… trois mois d’attente. J’ignorais s’il fallait que j’attende ou si j’abandonne. Mon désir d’être soignée était imminent… je ne savais pas si j’aurais le courage, au bout de cette attente, de m’y rendre encore.
Er puis le mois de novembre a fini par arriver, après un premier rendez-vous en septembre avec deux infirmières pour recueillir mon histoire. J’y étais venue avec des lunettes de soleil, ne supportant pas de raconter mon histoire mes yeux dans les leurs.
Je contais mon histoire à la manière d’un film que j’avais vu : détachée et sans émotions.
J’ai narré mon histoire avec le même détachement et toujours cet empressement de guérir
Lors du premier rendez-vous avec le psychiatre, deux mois après la rencontre avec les deux infirmières, j’ai narré mon histoire avec le même détachement et toujours cet empressement de guérir, d’être moi. Il m’a énoncé certains procédés psychiques que mettait en place notre cerveau par souci de maintien en vie lors du et après le viol. Je les avais déjà lus sur internet. J’ai été contrariée. Contrariée de ne rien apprendre de plus si ce n’est un discours qui, s’adressant en cet instant à moi, pouvait convenir la minute d’après à quelqu’un d’autre. Il me manquait la singularité de ses conseils, son écoute particulière qui m’aurait conféré le sentiment d’exister pleinement en ce moment.
J’ai catégoriquement refusé les traitements qu’il m’a proposé : somnifères, antidépresseurs… je ne voulais rien prendre, consciente que ces traitements agissaient au mieux sur les symptômes et pas sur le fond du problème. Aucun intérêt thérapeutique à mon sens.
J’ai été redirigée vers une psychologue du centre que je verrais à peu près chaque quinzaine, tandis que le suivi avec le psychiatre se ferait par trimestre. Le soulagement fut immédiat à l’idée d’être enfin prise en charge après 16 années d’errance. Mais il n’a pas duré…
Malgré les séances, je parlais avec la psychologue tout en demeurant dissociée, sans aucune connexion entre mon corps et mon esprit. Je ne voyais pas d’amélioration ni la sensation que parler me faisait du bien. Nous parlions beaucoup de ma famille, de mes études que j’avais reprises mais très peu du traumatisme, alors que c’était la raison première de ma présence.
Au bout de six mois, lassée de parler de choses futiles, j’ai évoqué ma frustration avec le psychiatre, le désir de me sentir connectée à moi-même, l’envie d’être tout simplement, que je ne trouvais pas au gré des séances avec la psychologue. Il m’a alors proposé une méthode prétendue révolutionnaire, notamment pour la guérison des états de stress post-traumatique : l’EMDR (Eyes Movement Desensitization and Reprocessing, ou Désensibilisation et Retraitement par les Mouvements Oculaires). J’ai lu le procédé sur internet et le témoignage de celles et ceux qui, étant passés par cette technique avait pansé leurs bleus de l’âme. Je voyais enfin un espoir concret.
Il ne fut que de courte durée.
Lors de la première séance, j’ai eu à remplir un questionnaire des symptômes que je ressentais afin que la psychiatre détermine le taux de répercussion du traumatisme. Cela m’avait semblé plutôt bon signe dans la mesure où, si on évaluait correctement mes symptômes, on pourrait mieux les traiter.
Dès la seconde séance, la thérapeute a évoqué le fait de porter plainte. J’ai décliné l’idée pour des raisons qui me paraissaient évidentes et me le paraissent encore.
Mes 9 bonnes raisons de ne pas porter plainte
- Non, je n’étais pas hors délai de prescription mais les faits ont eu lieu quand j’avais 7 ans, ma mémoire traumatique s’est levée quand j’en avais 18. De là, ça me semblait vain.
- Ma parole contre la sienne. En l’absence de preuves, que valait ma parole ? Qui l’écouterait ? Qui la croirait ? Alors j’ai choisi le silence. Je craignais de devoir passer par des étapes lourdes psychologiquement qui finirait par un « non lieu ». « Non lieu » : quelle formulation violente contenue dans la négation des faits. Prononcer un non lieu c’est comme si on disait que cela n’avait pas eu lieu. Comme si on maintenait l’idée d’une affabulation. Comme si mes années de souffrance n’étaient que le fruit de mon imagination. Non. Ça, je ne peux pas l’entendre.
- La conviction que, même si je portais plainte, mon violeur ne serait pas arrêté. Alors, je percevais déjà le double traumatisme, la double violence que cela provoquerait. Imaginez : je prends mon courage à deux mains et je l’attaque mais la justice, fautes de preuves, proclame que mon agresseur restera en liberté, que je continuerais de le croiser. C’est comme s’il n’entendait pas ma souffrance voire la minimisait et cette idée m’est insupportable.
- Seule contre tous. Je ne suis pas Erin Brokowich mais, en allant aux tribunaux – dans la mesure où cela irait jusque là – je savais que je serais seule. Je ne me suis jamais sentie protégée dans ma famille pour espérer leur soutien à ce moment-là. Quant aux amis, ils disent être là, ce qui se résume à m’envoyer 2 textos pour savoir comment ça s’est passé. Mais j’en attendrais beaucoup plus : j’attendrais de la présence à tout instant, sans que j’ai besoin de la quémander – après tout, un véritable ami n’est-il pas censé deviner nos tristesses avant que nous les disions ? – et, sachant d’expérience que je ne la trouverais pas, je sais que je serais seule. Et j’ai besoin d’un allié pour traverser cette étape.
Je préfigure une grande solitude après l’annonce, les promesses ne se faisant qu’en réponse à de fausses politesses. Je ne suis pas certaine de parvenir à endurer cette solitude dans des moments où j’ai besoin d’être entourée. J’aurais peur de flancher, de me foutre en l’air ensuite. - Ma famille. J’ai déjà dit que je ne me suis jamais sentie protégée chez eux. Ni aimée d’ailleurs. J’ai grandi avec la conviction que, dès lors qu’il saurait, il me rejetterait.
- Nos familles. A mon grand dam, ma famille et celle du violeur se connaissent, nous appartenons à la même ethnie et nos mères sont copines. Mon aveu aurait créé des répercussions à ce niveau-là que je ne suis pas certaine d’assumer.
- La police. La police m’a toujours dissuadé de porter plainte, comme si, inconsciemment, j’avais admis qu’elle ne serait pas à l’écoute, qu’elle remettrait en cause mon témoignage, qu’elle me dirait dès le départ que c’est foutu. Je ne pouvais pas supporter cette violence de l’indifférence, alors je n’ai rien dit.
- Ma mémoire traumatique. J’ai oublié le viol pendant 10 ans. Les faits me sont revenus brutalement après que j’ai vu un film avec une scène de viol. Je ne saurais décrire la violence que cela représente. Ce fut si violent que je me suis de nouveau dissociée, j’ai de nouveau anesthésie mes émotions car ils m’avaient envahie. En portant plainte, je risquais d’affronter mon violeur et de réveiller ces émois que j’ai éteints. J’ai toujours eu le sentiment que cela me submergerait, que je me retrouverais noyée dans ce trop-plein d’émotions, débordant de détresse. Ça me fait peur. J’ai peur d’être dépassée par tout ça. Alors je l’évite en ne portant pas plainte.
- La peur de renverser le stigmate. Je vis dans la ville où j’ai grandi, où j’ai été violée. Révéler mon secret c’est affronter le regard nouveau de ces personnes que je croise quotidiennement. Je sais qu’il est récurrent, d’une part, que la parole des victimes soit mise en cause, je sais qu’il est courant, d’autre part, qu’on agisse à leur égard comme si elles étaient coupables, comme si elles l’avaient bien cherché pour que cela leur arrive. Lire cela dans le regard de personnes que j’ai côtoyées toute ma vie – même si je n’ai pas plus d’affinités que ça avec elles – c’est douloureux.
Indéniablement, chaque séance qui a suivi a commencé par cette question : avez-vous décidé de porter plainte ?
J’étais dans une colère noire, comme il n’était pas possible d’en ressentir. J’avais le sentiment d’être jugée négativement car je ne portais pas plainte. J’avais également l’impression qu’elle n’écoutait pas mes arguments quant à mon refus, que je DEVAIS IMPÉRATIVEMENT passer devant la justice. Pour moi, c’était alors inconcevable de mettre ma famille dans la confidence d’une part, et de supporter l’épreuve solitaire de la justice. Car elle est bien gentille la thérapeute mais les soirs où mes émotions risquent de me submerger par la pression du procès, elle ne sera pas là pour me conseiller, me rassurer, me soutenir. Ses phrases étaient bien jolies pour les livres mais dans la vraie vie, c’était bien plus compliqué.
Censée me soigner, sa présence me devenait de plus en plus anxiogène. J’appréhendais vraiment d’aller la voir et j’ai fini par ne plus aller la voir du tout. Peu de temps après, j’ai également cessé d’aller voir le psychiatre du CMP qui voulait maintenir un suivi de mes séances d’EMDR. Je ne voyais aucun résultat avec l’un ou l’autre. Quant à la psychologue du CMP, lorsqu’elle a entendu que je voulais commencer l’EMDR – mon seul but était de me débarrasser au plus vite du traumatisme, de ses séquelles et de mes blocages – elle s’en est sentie vexée, comme si je remettais en cause ses capacités professionnelles. Je ne pense pas qu’elle ait manqué de compétences, je ne peux d’ailleurs même pas le penser ni le dire car sa qualification suffit à dire qu’elle est compétente dans son domaine, mais je voulais aller vite à ce moment-là, je ne voulais pas qu’on passe par divers chemins que celui du viol. C’était le problème pour lequel j’étais venue la voir et que je voulais traiter exclusivement. Alors, parler de mes études, de ma famille me semblait alors totalement à côté, inapproprié.
Quelques années plus tard, j’ai réalisé que si j’étais un peu dans le vrai, j’étais aussi beaucoup dans le faux. J’ai voulu aller plus vite que la musique, j’ai voulu dépasser les limites de mon corps et de mon cerveau. En 2013, je n’étais pas encore prête à faire face à tout ce changement, je devais y aller progressivement mais j’étais impatiente. J’étais impatiente de vivre et d’exister et je ne comprenais pas pourquoi la psychologue ne se calquait pas sur mon rythme. Elle avait un savoir et une expertise que je n’avais pas, que je ne voyais pas et qui m’enfermait dans un égocentrisme de ma douleur. Ces mots, je ne me souviens pas les avoir entendus de sa part, ce qui cristallisait une double incompréhension m’ayant entraîné vers un refus de soin. Si j’admets, plus de 4 ans après, qu’elle a eu raison d’y aller doucement, je reconnais aussi la nécessité de me tourner vers un psychologue spécialisé des violences sexuelles : un psychologue clinicien, victimologue.
Quand on se fait cambrioler, on est orienté vers une certaine branche de la justice, de même quand on a un accident de voiture, un conflit de voisinage etc. Pour moi, en matière de viol, c’était pareil. Je devais être entendue et soignée par un spécialiste du viol, plus formée quant à la spécificité de mon cas et donc plus à même de le traiter. C’est à la fin de l’année 2016 que j’ai eu cette prise de conscience et que j’ai trouvé la thérapeute adéquate.
J’ai eu un court suivi par hypnothérapeute que je ne développerais pas. Compte tenu de l’échec de l’EMDR et eu égard des effets miraculeux qui m’avaient été vantés, l’hypnose semblait être une technique assez proche pour réveiller mes émotions enfouies en un court temps. Cela n’a pas fonctionné. Il faut, je pense, laisser au psyché le temps qui lui est nécessaire pour remettre les choses à leur place. C’est ce que j’ai fini par comprendre après un an de thérapie comportementale et cognitive avec la psychologue clinicienne, victimologue que j’ai rencontrée en novembre 2016.