Il est toujours difficile d’introduire ces femmes qui n’ont pas besoin d’introduction, tant elles sont par leur existence. Je peux vous répéter son nom : Véronique Kanor. Je peux également vous dire qu’elle est notre QUEENSPIRATION de la semaine. Et pour le reste, pour ce qu’elle est, ce qu’elle fait, ce qu’elle représente, je vous laisse voyager entre les mots qu’elle nous a confié !
RTM | Bonjour Véronique, vous êtes journaliste, dramaturge, réalisatrice, poétesse. Quels ont été vos premiers rêves ?
Véronique | J’ai longtemps négligé la vision que j’avais eue de moi, au sortir d’une méditation. Dans un mouvement instinctif, j’ai pris un carnet, un stylo pour écrire les mots qui s’étaient posés sur ma tapisserie intérieure. Et puis j’ai oublié ça. J’avais 17 ou 19 ans. Et la vie tambourinait à ma porte.
Pas le temps de me poser pour réfléchir aux chemins qui me mèneraient à cette vision. Pas le temps de travailler dessus. J’avais trop faim du dehors, des autres. Envie d’être vivante dans un monde vivant, changeant, turbulent après un temps d’enfance, d’adolescence immobile : Orléans, L’école, la famille, une routine qui manquait dramatiquement d’imprévus. J’ai fait des études de psycho parce que c’était à Tours et ça me permettait de quitter un monde bordé. Mais je ne voulais pas être psy ! Puis j’ai fait des études en communication parce que c’était encore plus loin, à Bordeaux. Il y avait la mer, des Sénégalais qui faisaient la vie, je me sentais libre et éternelle. Mais je ne voulais pas travailler dans la comm !
J’ai erré, vagabondé sans me poser de questions. J’ai été attachée de presse à Paris par nécessité. J’ai détesté ça. J’ai démissionné alors que j’étais seule avec un bébé. J’ai pensé à devenir instit pour déjouer la galère, mais quelque chose m’empêchait d’envoyer mon dossier. Pendant tout ce temps, je travaillais plus ou moins dans la presse écrite. Ca, j’aimais bien. J’écrivais en cachette et sans même faire des projections sur ça. Et un jour, j’ai fait un film. Et puis un autre. Et je suis entrée mine de rien dans un chantier artistique. C’est à 40 ans que soudain, les mots que j’avais écrit adolescente me sont revenus : JE SERAI ARTISTE. Notre avenir est en nous, un animal en cage qui va tout faire pour sortir au grand jour.
RTM | Vous commencez votre carrière par le journalisme. Qu’est-ce qui vous a poussé à explorer de nouveaux champs d’expression et de récoltes d’informations ?
Véronique | Il n’y a pas que le journalisme qui m’a poussée à exprimer mon propre en-dedans. Il y a aussi le fait d’avoir été attachée de presse. Le point commun entre les deux : la culture, l’art. Je fréquentais des artistes, je constatais leur modus operandi, je rapportais leurs faits d’âme. Et franchement, il y a des fois où j’étais agacée d’avoir à valoriser des escrocs, des bouffons, des opportunistes ou des nés-de-la-dernière-pluie ! Au bout d’un moment, je me suis dit : et toi ? T’es qui ? T’aurais quoi à dire ?
De son côté, le journalisme m’a donné, en plus, des outils : une caméra, un micro et un stylo. Mais je me rendais compte, à mon grand désarroi, que j’avais beaucoup de mal à les utiliser de manière journalistique. Qui-quoi-où-quoi … ces questions de base je n’arrivais pas à y répondre simplement, avec juste un sujet-verbe-complément. Impossible de faire un reportage de manière carrée. Impossible de m’effacer. Je n’étais pas dans les clous. Ca se voyait. En fait, j’étais un drôle de parasite qui profitait d’une chair pour planter son décor, faire sa poésie, dire sa réalité.
RTM | Vous êtes martiniquaise, et la Martinique est au coeur de bon nombre de vos travaux. Vous questionnez régulièrement le « mal être de la Martinique ». A quel moment de vie, prenez-vous conscience de ce mal être ?
Véronique | Je suis née à Orléans. Mes deux sœurs également. La Martinique a d’abord été des vacances, des cousines, des grands-parents, un morne familial, la vieille bagnole qui ne veut pas démarrer en côte, la plage avec les hommes qui partent en canot et reviennent avec des oursins, des ravets tenus à bout d’antenne par nos cousins qui nous coursaient avec, nos cris d’effroi.
La Martinique, c’était aussi, à Orléans, les oncles et les tantes qui débarquent l’un après l’autre chez nous pour tenter une vie en France. C’était les autres (rares) Noirs que je pensais être tous des copains de mon père. C’était ce que je portais sur mon corps : une couleur et un crépu que je ne savais pas expliquer, que j’espérais être la seule à voir et qui me faisaient honte. Le premier mal-être, il est dans cette Martinique-là, dans cette Martinique pigmentaire dont j’ignorais tout. La conscience de l’ignorance rend bancal, inachevé, hors-sujet. Je veux dire : hors de soi en tant que sujet. Je me sens mal, mais je ne sais pas de quoi, pourquoi, depuis quand et pourquoi moi. La Martinique, comme un membre corporel amputé, fantôme. Sensation désagréable.
J’ai dû reconstruire le membre. Et je l’ai reconstruit avec des pages de livres, avec le Cahier de Césaire, avec la force de l’Afrique, avec la colère des Black Panthers, avec Sankara, avec des coups de tambours ka, avec la violence d’Eugène Mona et la conscience de Kassav. Je l’ai reconstruit en y mettant beaucoup de grandeur et de force. Je lui ai mis un esprit révolutionnaire, je l’ai armée d’un désir d’indépendance. Pour moi, tous les Martiniquais vivant en Martinique s’appelaient Frantz Fanon ou Angela Davis. Pire que tout, j’ai construit, dans ma tête, l’idée que ce membre n’attendait que moi pour prendre les armes. “J’arriverais lisse et jeune dans ce pays mien et je dirais à ce pays dont le limon entre dans la composition de ma chair : J’ai longtemps erré et je reviens vers la hideur désertée de vos plaies.”
Donc, en 2006, c’est ainsi que je suis arrivée avec mon fils de 11 ans. Et j’ai rencontré la Martinique de tous les jours. Une Martinique qui n’était pas là pour faire la guerre, ni pour voler de ses propres ailes. Mais un pays qui voulait simplement vivre à l’aise, qui voulait être respectée mais sans cracher à la gueule, qui voulait changer mais sans perdre le privilège d’être Français. J’ai découvert une île ambiguë où l’idée d’indépendance semblait n’être qu’un bâton pour continuer à marcher droit, même en sous-France ; où l’on vénère le local, en se bourrant de produits venus de l’autre-bord ; où celui qui arrive ou celui qui revient à la retraite sont mis de côté et d’où les jeunes partent de plus en plus ; où l’on demande plus de France et, en même temps, plus de “nous-mêmes” ; un marronage permanent et une docilité contre laquelle mon esprit se fracasse ; où surgissent une intelligence incroyable de la situation et une pensée fabuleuse mais à côté ou en face, une espèce de fatalisme rampant. Sé kon sa, sa ou lé fè ? J’ai entendu souvent des gens fustiger le Blanc, sa présence, mais ne pas faire confiance aux Noirs.
J’ai découvert que la Martinique, c’était noir et blanc. J’ai découvert ma solitude, ma difficulté à être avec cette Martinique réelle, dans ces paradoxes qui alimentent un statu quo et un mal-être. J’ai beaucoup pleuré, beaucoup déprimé. Je me suis regardée dans ma Martinique fantasmée. Un peuple n’est pas une chose qui se construit dans sa tête. Ca se vit en chair et en os. Un peuple ne saurait être l’outil au service d’une rage individuelle, d’une revanche personnelle face à une histoire même la plus isalop qu’il soit.
“Une langue dit un monde, dit une façon de se tenir dedans”
RTM | Vous dites dans une interview que vous souhaitez « Montrer l’envers de la carte postale ». Quelles sont les critiques que vous apportez à cette image de carte postale véhiculée notamment dans l’hexagone ?
Véronique | Lorsque je parle de carte postale que je veux retourner, je veux dire par là, qu’il y a une méconnaissance du monde sur qui nous sommes, qui est la Martinique dans sa puissance créatrice. Ce que je vais dire, vaut aussi pour les autres colonies françaises : la Guadeloupe, la Réunion et la Guyane.
Derrière la femme noire qui sort de la mer avec son maillot échancré, une langouste à la main, derrière la fleur d’ibiscus en premier plan, derrière le canot indolent amarré à un cocotier, derrière la coiffe à 1-2-3 bouts… il y a un peuple volcanique. Il y a un peuple qui a vécu un traumatisme qu’il faut respecter, écouter et qu’on devrait solliciter pour comprendre le monde d’aujourd’hui avec ses conflits, son prédatisme, son racisme, ses violences policières. Tout ça n’est pas né hier. Tout cela est ancré dans une histoire que nous, personnellement, nous n’avons pas vécu, mais à laquelle nous avons survécu. La sagesse voudrait que l’on nous écoute parce que nous savons par les os. Nos parents, nos grands-parents, nos aïeux nous ont transmis ce savoir par les complexes, par des manières d’exister et de résister quelque soit la forme que prennent nos résistances et nos résiliences.
Derrière la bouteille de rhum, derrière le pani-problèm, derrière la recette des accras de morue sur la carte postale… il y a des rites et des coutumes, il y a des histoires. Nous ne sommes pas un peuple muet. Je déteste l’idée de tourisme qui folklorise la parole, les symboles, qui cristallise les traditions, qui dépouille la terre de ses secrets, de ses sacrés pour en faire des arguments pour “vendre” l’île.
Au dos de la carte postale, il y a tout un monde, tout ce monde que nous avons créé et que la langue traduit. Je suis très attachée au créole, comme à la défense de toutes les langues (français compris) face à d’autres langues dominantes qui pourraient les grignoter. Une langue dit un monde, dit une façon de se tenir dedans, dit une façon d’être en lien avec les autres, dit la perception de son corps, des dieux, une langue rend hommage aux vieux. La langue est un territoire. Je défends cette continuité territoriale.
RTM | 2009 a été une année charnière dans votre construction identitaire et dans votre lien avec la Caraïbe. En quoi cette période de grève vous a-t-elle permis de trouver des réponses ?
Véronique | 2009 m’a réconciliée avec la Martinique. De manière large, j’ai compris que ces ambiguïtés qui me chouboulaient n’étaient pas une exclusivité locale, ni même ethnique mais universelle. J’en demandais trop à la Martinique, je lui déniais le trop à être plurielle. J’ai mieux compris et accepté les ambiguïtés, les paradoxes et la difficulté à se vivre, au niveau statutaire, comme un peuple majeur. Ceux-ci résultent de la violence de la déshumanisation sur 4 générations et de la colonisation. Ce sont nos blessures de guerre.
En 2009, j’ai perçu l’héritage des luttes. Il y a un flambeau qui brûle de manière souterraine. Une flamme marronne qui ne s’éteint pas, même quand on ne la voit pas, et qui surgit dans de nouvelles mains à intervalles réguliers. Elle surgit pour montrer un chemin collectif. Mais aussi un chemin pour chacun. En 2009, c’est à la lueur de la flamme que j’ai organisé mon chantier artistique, que j’ai vu dans quel sens je mettrai mes pierres, mes poutres maitresses, l’écurie de mon cheval. Et si c’est compliqué pour un peuple de porter longtemps la flamme debout à bout de bras, c’est un engagement de chacun de ne pas la laisser s’éteindre dans le cœur même de sa vie. Ce feu est sacré.
RTM | Depuis quelques mois déjà les revendications et mouvements de mobilisations s’accentuent en Martinique. Comment vivez-vous ce nouveau souffle de révolte ?
Véronique | Le confinement m’a prise à Bordeaux. Jamais je n’ai autant maudit la vie de me tenir autant éloignée d’un foyer incandescent ! De loin, je suis l’affaire de près ! Certains critiquent le déboulonnage des statues. D’autres applaudissent. Moi je m’émerveille. Je m’émerveillerai toujours, quelque soit la forme que prend le désir d’être soi-même, de la capacité des gens à se réunir, à faire peuple, pour trouver une solution et sortir de leur mal-être. Si ca doit passer par un tombé de statues, qu’elles chutent ! Les hommes naissent, vivent, meurent… et ressuscitent parfois. Les statues aussi. Les idées aussi.
La seule qui doit rester debout : tout moun sé moun et demeure libre et égal à tout autre. Un jour, peut-être, on regrettera de l’avoir fait comme ça ou bien, on regrettera de ne pas l’avoir fait plus tôt. Mais regrettera-t-on de l’avoir fait ? Un jour on oubliera, un jour on recommencera. Fanon parle de la “violence rédemptrice” comme la seule réponse possible des dominés à une violence initiale, systémique et endémique. Pour moi, tout cela est matière à réflexion, à création sur le mouvement des peuples et ces colères anciennes jamais exprimées. Mais mieux vaut faire tomber une statue que faire tomber un homme. Mieux vaux mettre un genou à terre que mettre un homme en joue.
“l’échec d’une femme noire comme sa réussite n’est pas un fait personnel, mais une affaire collective.”
RTM | Vous travaillez beaucoup sur les défaillances de l’Homme, ses faiblesses. Que pouvons-nous apprendre de nos faiblesses, de nos défaillances pour continuer à aller de l’avant ? pour continuer à avoir espoir ?
Véronique | Aucune génération n’avance seule sur le chemin. Il y a les Anciens qui sont passés par là et il y a celles qui passeront après nous. Tout ne dépend pas que du contemporain, du tout-de-suite. Tout ne dépend pas de nous-seuls en somme. Pour ne pas se blâmer des rendez-vous que nous manquons avec l’Histoire, et pour avancer avec une force juste, peut-être faut-il accepter le fait que nous soyons, justement, faillibles. De toutes façons, chaque Homme est une faille. Je ne sais pas si on peut apprendre de nos failles. Mais on peut les regarder, connaître leur nature. Jalousie, méchanceté, peur, avidité, inbravoure, indécision… ?
Reconnaître sa faille, c’est savoir quels sont les matériaux pour la combler. Pour certains, c’est aller en forêt, plonger, entrer en silence, sculpter, s’agenouiller… Avant tout, nous sommes tous des matériaux, des pierres les uns pour d’autres. Certaines pierres sont précieuses, d’autres sont silex. Il faut s’allier avec celles qui ne seront pas des cailloux dans nos chaussures, mais avec celles qui révèleront nos forces. Je ne suis pas quelqu’un qui a de l’espoir en l’humanité. Mais j’ai de la joie à être dans l’humanité. S’allier avec nos contemporains aussi bien qu’avec la pensée de nos anciens peut nous aider à continuer d’avancer, dans la joie, malgré le désastre.
RTM | Qu’est-ce que la poésie a apporté à votre identité de femme, de femme noire ?
Véronique | Je ne sais pas trop ce que je dois à la poésie en général. Mais je sais ce que je dois précisément aux poètes afro-descendants Aimé Césaire, Léon-Gontran Damas, Derek Walcott, Mutabaruka, Oku Onuera, Jean Binta Breeze, Mickael Smith. Ils ont rempli ma tête. Ils m’ont donné une famille dont le nom est Poetry. Hormis Jean Binta Breeze, il n’y a que des frères dans ma famille. Mais comme je me suis toujours sentie homme et femme, je n’ai jamais eu de problèmes à m’identifier au je de mes frères.
Mon féminin a pompé leur force, leur énergie. Je les ai bouffée ! Quand je suis debout sur scène, ils sont en moi. Dans mon je négroféminin, les poètes ont insufflé des tempêtes, du tellurique, des falaises. J’ai arrêté de faire ma bonne-femme avec des manières de femelle qui veut séduire, plaire, qui se sent moindre, qui a peur parce qu’elle a appris, non pas tant que femme mais en tant que noire à ne pas me faire remarquer.
RTM | Vous évoluez dans des secteurs où le manque d’opportunités pour les personnes issues des minorités est criant. Que dites vous aux femmes noires qui ne s’autorisent pas ces carrières artistiques, journalistiques par peur de ne pas y trouver de place ?
Véronique | Le désir est un muscle qu’il faut travailler. Aucun désir musclé ne s’arrête devant une porte fermée. Il va serrer les poings et cogner pour la défoncer. Quelle est la force de son désir ? Il n’y a que le temps passé à essayer de fracasser les parois de verre qui affaiblit le désir. Surtout quand on est seule devant la porte. D’où l’intérêt à toujours chercher des alliances, à cheminer en équipe dès le début. Cheminer avec Glissant dans sa poche, Césaire dans sa bouche, Vergès, Baldwin, Davies, Morrison, Mbembe et etcetera de Grandes personnes qui ont laissé et laissent des clés pour mieux comprendre les serrures. Cheminer avec des associations, des sista, des ainées… pour toujours comprendre l’enjeu et être soutenue quand parfois nos poings saignent.
Et pour celles qui sont entrées, garder la porte ouverte pour celles qui arrivent, ne jamais oublier que l’échec d’une femme noire comme sa réussite n’est pas un fait personnel, mais une affaire collective. Autre chose importante : ne pas se poser de questions sur sa légitimité à en être quand le désir gonfle nos voiles. Non, nous n’avons pas de problème avec nous-mêmes ! Non, nous ne sommes pas plus nulles, plus médiocres, plus moches, plus susceptibles, trop radicales, trop noires, pas assez black ! C’est le système qui a un problème. Le système de l’entre-soi blanc, de la cooptation blanche, des privilèges blancs. Leur impensé colonial est alimenté par une mécanique rodée à une bien pensance qui n’arrive absolument pas à voir où est le problème, ni même qu’ils sont le problème.
RTM | Vous travaillez régulièrement avec votre soeur Fabienne Kanor, qui est également journaliste, romancière et documentariste. Vous avez une autre sœur art-therapeute. Qu’est-ce que le terme de sororité représente pour vous ?
Véronique | Mes deux sœurs et moi, nous nous accompagnons dans tous les moments de la vie, les grands comme les dérisoires : avec ou sans citron la vinaigrette ? Mes sœurs sont mes amies fidèles, mes collègues. J’anime des ateliers avec l’une et fais des films avec l’autre Entre nous, c’est fluide. C’est comme une prolongation de l’enfance où on jouait à la poupée : il y a beaucoup de plaisir, d’amusement. Beaucoup d’échanges aussi sur cette société limitante, la nature des gens… Mes premières femmes noires, ce sont elles (et ma mère, bien sûr). De sœurs, elles sont devenues des sista.
Je ne me sens pas du tout proche de la notion de sororité. Je préfère dire sistarité. Une notion qui n’existe pas, mais qui me vient à l’esprit. La sistarité serait la connexion que l’on ressent avec toutes les femmes afro-descendantes, avec toutes celles qui ont fait l’objet de la domination coloniale et raciale dans leur généalogie. Entre amies, camarades ou même entre inconnues, s’appeler sista, être sista, c’est puissant ! Quand j’entends Hey sista, ça déclenche un grand sourire dans mon corps. Je ressens une communion immense.
Je nous sens debout sur un même socle de valeurs, de culture, de langage. Etre entre sista, c’est être dans un espace safe. Etre sista, c’est être consciente de là où l’Histoire nous lie et comment cette société nous assigne à lutter en tant que femme noire. Etre sista, c’est partager une trajectoire. Il y a un projet afro-politique dans la sistarité. C’est comme le féminisme. Il y a le féminisme civilisationnel, qui est le fait des femmes blanches et ne prend pas en compte l’aspect racial de la lutte. Et il y a l’afro-féminisme. La sistarité va dans ce sens. La sororité dans l’autre.
RTM | Les artistes ont la responsabilité de l’imaginaire. Quelles sont les images, les mots que vous souhaitez proposer, laisser ?
Véronique | Pour ma part, je dirai plutôt que j’ai la responsabilité de restituer le réel. Parce que c’est ce que je fais quand j’écris, quand je performe ou quand je réalise des films : je pars de la réalité. Je ne cherche pas à atteindre l’ailleurs des gens, mais à convoquer leur ici-dans, leur en-dedans. Leur conscience. Je n’emmène personne vers autre part que dans le cœur du volcan qui nous habite. Entrer dans quelque chose qui est déjà en nous.
Nous devons habiter ce volcan, le dompter, entretenir le feu de l’indignation, de la protestation parce qu’il y a mille réels à faire péter : du génocide des forêts au régime bolsonariste, en passant par la mise en esclavage des animaux, les barbaries terroristes, les suprématies masculines, blanches, occidentales, le massacre de la beauté, la folie pharmaceutique, le pillage des peuples autochtones, l’exploitation des enfants, la violence des flics… Sans compter tous les monstres de nos vies quotidiennes et qui nous empêchent, pour le coup, de faire exploser nos talents. Habitons nos volcans.
RTM | « Combien de solitudes* » avant la lumière ? avant l’amour ?
Véronique | Peut-être encore mille ! La solitude m’habite depuis vraiment longtemps. Il y a des jours, je la chéris. Il y a des jours, elle m’agace. Des jours où j’ai peur de la perdre, et d’autres où j’ai peur qu’elle ne devienne une espèce d’arthrose impossible à guérir. Des hommes ont traversé ma vie. Je n’en ai aimé, vraiment aimé, qu’un seul. Et j’ai su que je l’aimais quand il m’a quittée. A la peine que j’ai eue, aux limbes profonds dans lesquels j’ai plongé, j’ai su ce qu’aimer voulait dire. Ca veut dire : être transformé profondément. J’ai été transformée profondément par cette expérience de chagrin d’amour. Je l’ai transcendé par la création, par mon engagement dans la création. Ca m’a aussi permis de regarder en face la femme que j’étais : très arrogante dans mes relations sentimentales. Limite sadique.
Je voulais faire payer l’Homme pour sa position dominante historique. Vaste programme ! Que j’ai donc mis en œuvre dans mes histoires. J’ai peut-être cassé 4-5 gars mais je me suis surtout cassé la gueule ! Et les 4-5, en plus, ne sont même pas restés sur le carreau parce qu’un cœur de bonhomme, c’est ce que j’ai appris, se répare très vite. Il y a un proverbe créole qui dit le contraire : nonm sé fruyapen, fanm sé chatenn. Les hommes seraient des fruits-à-pains qui s’écrasent quand ils tombent alors que les femmes seraient des châtaignes qui repousseraient en cas de chutes. Je lance le débat ! Mais peut-être que les types que j’ai fait tombés étaient des féminins et moi, une masculine. C’est peut-être ça aussi le fin mot de mes histoires.
RTM | De quoi rêvez-vous aujourd’hui ?
Véronique | Rêver, c’est avoir hâte, c’est se projeter, c’est fantasmer, c’est vivre sans limites, défricher le terrain de la joie. Et je rêve de tourner le scénario que je viens d’écrire, de mettre un point final au recueil que je suis en train d’écrire et au roman que je traine depuis 10 ans. Je rêve de remonter sur scène performer mes textes, trouver un producteur pour le long-métrage que ma sœur et moi avons écrit. Je rêve d’écrire une série. Je rêve de voir la fin de ce que tout ce que j’ai commencé.
Je rêve de m’installer en Guyane. Je rêve de m’installer à la Jamaïque, de retourner en Ethiopie et dire oui à Fikir à qui j’avais dit non. Je rêve de ses yeux clairs et de sa voix-ruisseau. Fikir, en amharique, ca veut dire Amour. Je rêve d’entendre plus souvent la voix d’un dieu plutôt que ma petite voix flippée. Je rêve de vivre aux temps des Guaranis. Je rêve de détruire le système capitaliste. Je rêve une maison près d’une forêt et d’une rivière. Je rêve de tenir un cinéma bokay, de connaître le nom de toutes les plantes médicinales, de régler le trouble dans ma voix. Je rêve de voir plus souvent mes amis. Et je rêve de trouver, enfin, un pantalon qui m’aille, sans que j’aie l’air d’un sac boudiné à patates.
RTM | Qu’est-ce qui fait de Véronique une Reine Des Temps Modernes ?
Véronique | Le fait de persévérer sur le chemin qui m’a été dicté quand j’étais toute jeune fait de moi une queen ! Une queen marronne, une queen sans royaume, sinon, celui que je crée à travers mes oeuvres. J’aime ma liberté. Je n’ai personne à qui rendre des comptes. Et personne à qui en exiger. Je n’ai pas d’attaches, mais j’ai des lianes que j’enroule autour des terres que je traverse. Des lianes qui me connectent au cœur des gens, des lianes qui me rendent de plus en plus sensible à la présence vivante de la terre. Je me lie de plus en plus souvent d’amitié avec des plantes, avec des animaux, l’invisible. Ma modernité à moi, c’est de reculer de plus en plus devant les aspects futiles et pernicieux du progrès.
Respect et Amitié à vous