Charlotte – «L’afroféminisme m’a mené au veganisme»

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Que disent nos assiettes de notre rapport au monde ? à la vie ? Sommes-nous ce que nous mangeons ? Qu’est-ce que l’histoire des noires racontent de leurs rapports à la nourriture ? Quel lien entre capitalisme et veganisme ? Quel avenir pour la slave Food ? Tant de sujets abordés lors de cette interview passionnante avec notre QUEENSPIRATION de la semaine, Charlotte, fondatrice de Mangeuse dherbe, une page Instagram, un site et une chaîne Youtube Afro Vegan.

Portrait Charlotte (Mangeuse dherbe)

RTM | Bonjour Charlotte, nous sommes ravies de t’accueillir sur RTM. Peux-tu te présenter pour nos lectrices et lecteurs ?

Charlotte | Je m’appelle Charlotte, j’ai 29 ans. Je suis styliste modéliste de profession et depuis 6 mois, je me suis tournée vers l’art culinaire végétalien, plus précisément vegan. Plus qu’un art culinaire, c’est un engagement politique.

RTM | Commençons par ton parcours. A seulement 29 ans, tu as déjà eu plusieurs vies…

Charlotte | Clairement. J’ai fais des études littéraires, puis j’ai enchainé avec des études d’orthophonistes. En parallèle, je travaillais en tant qu’interprète langue des signes dans une école maternelle à Créteil.

A l’époque, ma mère travaillait dans l’enseignement spécialisé, c’est comme ça que j’ai été introduite à ce milieu.

Très jeune, j’ai ainsi découvert le monde de la surdité, et je me suis formée en parallèle pour accompagner des enfants en grande section de maternelle.

RTM | Dans notre société, le monde du handicap est quasiment invisible. Que retiens-tu de ces différentes expériences ?

Charlotte | Travailler dans le milieu du handicap a cultivé mon empathie. Etre confrontée à des jeunes qui ont le même âge, mais pas les mêmes avantages, privilèges, ça permet de percevoir le monde différemment que par l’œil d’une personne valide pour qui tout est accessible.

Petite, j’étais asthmatique sévère. J’étais une enfant de l’hôpital. Je connaissais déjà ce monde où tout ne fonctionne pas correctement au quotidien. Je me sens chanceuse d’avoir pu apprendre la langue des signes très tôt. J’ai pu poser un autre regard sur le monde, et le système.

Par exemple, je me suis rendue compte, que la langue des signes également était imprégnée de notre système raciste. Dans l’histoire des signes et des mots, il y a des rapports que l’on ne peut nier. Par exemple, Afrique, afro et affreux se disent quasiment de la même manière en langue des signes. Cependant, avec tous les challenges et difficultés que rencontrent les personnes en situation d’handicap, c’est délicat d’aborder ce sujet.

Ce que je retiens, c’est que même à travers le prisme du handicap on perçoit les travers racistes et validistes de ce système.

Ce système qui veut nous forcer à la normalité. On n’a pas le droit d’être différent. Par exemple, pourquoi forcer les enfants sourds à oraliser, comme si le monde du silence n’était pas une option. Il faut porter un appareil, même dès 4 ans, parce qu’il faut pouvoir entendre. C’est violent. D’autres paradigmes sont pourtant possibles.

RTM | Comment passes-tu du monde des signes au secteur de la mode ?  

Charlotte | Ayant évoluer très jeune dans le monde du social, j’ai ressenti le besoin, à un certain moment, de m’occuper de moi et de mes rêves. J’ai donc décidé de me faire un petit crédit, que je pleure encore aujourd’hui, et d’intégrer une école de mode. J’ai très vite déchanté.

Suite à ce prêt, j’ai intégré une école en pensant poursuivre mes rêves, mais j’ai enchaîné les désillusions.

La mode française, c’est apprendre à piller la culture de l’autre, sans états d’âme, sans respect. On est dans l’appauvrissement de culture, dans l’appropriation.

Le rapport à l’animal, les rapports de classe, le peu de considération pour les petites mains, l’inhumanité ! Ces 4 années ont été très compliquées.

Charlotte – Mangeuse dherbe

RTM | As-tu une expérience marquante à nous partager de ces années dans le secteur de la mode ? 

Charlotte | Je pense au stage que j’ai décroché pour la marque Manoush. Une catastrophe. Au départ, j’étais très fière. J’avais postulé pour un stage chez eux (mon CV ne comportait pas de photo), il m’avait répondu en me disant qu’il me voulait tout de suite, que je n’avais pas besoin de passer d’entretien.Qu’est-ce que je me la suis pétée (rire). Crois moi que ça m’a appris à fermer ma bouche par la suite.

Je me souviens arrivée dans les locaux pour la signature de la convention, et une fois sur place, la jeune femme de l’accueil me répond que je ne suis pas attendue. Je lui précise mon nom et elle me dit «  ah, attendez ! ». Quelle erreur ! Aujourd’hui, j’ai les clés pour détecter que cette situation n’était pas ok. Mais à l’époque, j’étais jeune et naïve.

On m’invite finalement à rejoindre une salle, et lorsque le responsable entre, il me demande qui je suis. Il enchaine en me disant qu’il ne pensait pas que c’était moi, car sur la photo du book que j’avais présenté, ce n’était pas la même personne. Bien évidemment, j’avais fait appel à des modèles pour le book !

A ce moment là, j’aurais dû partir. Mais je n’avais pas envie de lui faciliter la tâche. Je n’avais malheureusement pas crée de technique de survie, et Marie Dasylva ne faisait pas partie de ma vie à ce moment là !

Vu l’enfer que j’ai vécu après je n’aurais pas dû rester. Mais je ne m’imaginais pas retourner dans mon école sans cette convention signée. Ils ont finalement signé tout en embauchait quelqu’un d’autre derrière. C’est comme ça que mon calvaire a commencé. Je devais faire un stage de styliste modéliste, je me suis retrouvée à bosser avec les manutentionnaires noires et arabes du sous-sol, à trier les vêtements. Ce stage m’a cependant permis de voir le niveau de consommation maladive de notre société.

Mon rapport à la mode est un peu schizophrénique, autant j’aime la mode et autant les dessous et les travers me sont insupportables.

A la fin de mes études, je me suis quand même lancée en indépendante pour accompagner les marques tenues par des femmes noires. Je ne sais pas si je vais continuer car comme je te le disais mon rapport à ce secteur est devenu très particulier.

RTM | Que serait une mode dite éthique à tes yeux ?

Charlotte | Une mode à moins grande échelle. Une mode artisanale, avec des modèles limités. Quand je pense mode éthique, je pense directement à Violette Tannenbaum, que je considère comme un modèle. Elle réduit quasiment au maximum la chaîne de travail, que ce soit au niveau des voyages que ça implique, des personnes qui montent…Il y a surtout beaucoup de transparence dans ce qu’elle fait, ça permet de conscientiser le travail. Il y a un rapport à la préciosité du produit, au savoir-faire. La fast-fashion, nous habitue à avoir tout rapidement, sans avoir conscience de tout le travail derrière chaque pièce.

Penser une mode éthique, c’est également changer notre rapport au beau, à la réussite, au capitalisme. Avoir vite, c’est avoir en s’endettant ! On se doit de repenser notre rapport aux choses, et notamment à la mode. La fast-fashion, c’est servir un système qui ne nous élève absolument pas, au contraire. C’est servir un système qui veut nous garder la tête sous l’eau. Bien que le système soit complexe, et que l’on puisse se sentir cerner de tous les côtés, on se doit de faire les efforts minimums pour changer ces objectifs toxiques.

RTM | En parallèle de ton évolution dans le secteur de la mode, tes engagements politiques se dessinent et tu rencontres l’afroféminisme …

Charlotte | Je rencontre l’afroféminisme quand je deviens indépendante et que je commence à m’interroger. Ma première claque, un livre de Bell Hooks. La deuxième, le film « Ouvrir la voix » d’Amandine Gay. Plus que le documentaire, ce sont ses interviews où elle parlait de son expérience à science po, son adoption, son rapport aux femmes blanches qui m’ont secoué …Ce fut mon réveil.

Ayant grandit entouré de beaucoup de blancs, l’une de mes meilleures amies est blanche, ça a été assez douloureux d’accepter que j’avais moi même vécu beaucoup de violence de leur part, et même de la part de ma meilleure amie.

A l’époque d’ailleurs, je ne me disais pas féministe. C’est ma rencontre avec ces féministes noires, ces ouvrages et ces œuvres qui m’ont réconcilié avec le féminisme. Ce qui m’a plu dans l’afroféminisme, c’est la dimension intersectionnelle des luttes. J’ai pu pensé le militantisme et le féminisme de manière plus concrète et plus complexe. L’afroféminisme m’a permis de mieux appréhender les dessous du système et surtout l’afroféminisme m’a mené au veganisme.

RTM | Tu me fais ma transition (sourire). Je t’ai d’ailleurs découverte via ta page Instagram « Mangeuse dherbe » où tu proposes des plats et recettes afro vegan. Qu’est-ce qui t’a séduit dans le veganisme ?

Charlotte | J’ai rencontré le veganisme par le biais d’une rencontre, à un événement afroféministe. J’ai rencontré Charlotte. Oui comme moi (sourire). On avait beaucoup de choses en commun, c’était assez perturbant d’ailleurs. Et au moment de passer au buffet, je lui dis «  mais tu ne manges pas ? » et de manière très sèche elle me répond « ah non, moi je suis vegan ». Je me suis dit « vegan », je ne connais pas. Je lui ai demandé les raisons qui l’avait poussé à devenir vegan. Elle m’a répondu qu’elle ne se fatiguait pas à lutter pour les noires si c’est pour participer à leur empoisonnement ! Ca a attiré mon attention, j’ai voulu en savoir plus. Voir une femme noire, en qui je me reconnaissais, ça m’a inspiré confiance. Je me suis dit qu’il ne s’agissait pas nécessairement d’un « truc » de blanc. 

Suite à notre échange, j’ai fait ce que j’appelle ma nuit de l’horreur. J’ai pris mon ordinateur et j’ai fait mes recherches sur la viande, les produits animaliers conservés dans du formol et rebalancer en Afrique, les forêts amazoniennes et australiennes qui brûlent, notre rapport aux océans, à la condition animalière, à la slave food… J’ai pris conscience de notre inhumanité.

Je me souviens de ce documentaire « The post traumatic slave diet» sur Youtube qui aborde la question de la nourriture comme outil et moyen d’assujettissement du peuple.

J’ai pris conscience du manque d’humilité de l’homme par rapport à la vie, à la hiérarchisation que l’on fait, notre sentiment de supériorité, cette capacité à ne pas considérer la vie animal.

Quand je vois que la communauté noire est la moins éveillée sur ces questions, comme si le poulet et la viande faisaient partie de son identité. Or, le veganisme incarne les bases des grandes cultures noires avant “colonizer land”. D’ailleurs, si nous avons survécu à tous ces traumas, c’est  justement parce qu’au départ nous avions un patrimoine génétique on fleek, qu’hélas nous détruisons en ingérant des produits qui ne nous servent pas. Dans le même temps, nous enrichissons des pilleurs, que l’on met sur un pied d’estale et qui perpétue une culture de la violence (les teamps poulets) bien eloignée de notre culture composée de compassion et de comprehension profonde des élements.

L’autre déclic a été un rêve que j’ai fait lié au féminin sacré. Un rêve où j’étais assise sur des mamies, elles mêmes assises sur d’autres mamies. J’ai eu cette vision de cette veille femme enceinte qui me tapotait la main. A mon réveil, j’ai ouvert mon ordinateur et j’ai découvert la vie de la Mûlatresse solitude… Il ne m’en fallait pas plus.  

Charlotte – Mangeuse dherbe

RTM | Quelques temps après cette nuit de l’horreur et ce fameux rêve, nait ta page Instagram Mangeuse dherbe. Peux-tu nous présenter ce projet ?

Charlotte | A force de ruminer, j’ai eu envie de créer des recettes vegan dans un premier temps pour mon entourage pour leur dire que la cuisine afro vegan, c’est possible. J’aime la photo, l’esthétique de l’image que je pouvais avoir dans la mode me manquait. Faire des photos et des vidéos de plats et recettes afro vegan était un bon compromis. Au départ, je le faisais essentiellement pour persuader ma famille et mon entourage.

Ca me permettait également de raconter des histoires, de parler des histoires de nos plats antillais. D’où viennent-ils ? Quelles sont leurs origines ? J’ai décidé d’utiliser le levier de l’histoire traumatique pour réveiller les consciences. Ce n’est pas simple quand on est antillais et que l’on ne sait pas forcément d’où l’on vient, de reconnecter avec certaines choses et notamment une dite alimentation consciente.

Penser 3 fois par jour à ce que l’on va manger, est un acte de résistance beaucoup plus fort que soutenir un commerce afro de temps en temps. Ca ne veut pas dire qu’il ne faut pas le faire mais c’est différent. Conscientiser ce que l’on mange, savoir d’où viennent les aliments, qu’est-ce qu’ils apportent, s’il y a de la torture ou non dans son assiette, permet d’avoir un rapport différent à son corps. Apprendre à se restreindre donne de la valeur aux choses. On entretient un autre rapport avec ce qui est nécessaire ou non.

Mangeuse dherbe c’est un condensé de tout ça.

RTM | As-tu des exemples de plats antillais que l’on pourrait déconstruire ?

Charlotte | Je pense au jambon de Noël, qui est un concentré des déchets du cochons, crée par les américains que l’on refourguait aux noirs. A l’époque, il fallait 4 jours pour dessaler le jambon de Noël, tellement il était immangeable. Je considère le jambon de Noël comme un poison pour nos communautés. Il n’y a rien de bon « nutritivement » parlant dans le jambon de Noël pour le corps. Et pourtant c’est devenu un véritable rituel culturel aux Antilles. Ca ne vient pourtant pas de chez nous !

C’est ce qui m’a d’ailleurs poussé à créer une recette de jambon de Noël vegan où je fais mariner du seitan avec des arômes fumés. L’avantage du seitan et des aliments végétaux c’est qu’on n’a pas besoin de les faire mariner comme la viande morte, car les épices pénètrent facilement la chair qui n’est en réalité pas de la chair.

Un autre plat à déconstruire selon moi est le colombo. Pourquoi ce plat s’appelle-t-il Colombo ? Quel rapport avec Christophe Colomb ? Et le Colombo est une de nos épices phares. Le syndrome de stockholm est présent partout, même dans la nourriture. Déconstruire nos plats, c’est prendre conscience de beaucoup de choses.

RTM | Comment vois-tu ton évolution par rapport à tes projets ?

Charlotte | Je veux pouvoir continuer à pratiquer. Je souhaite également mettre en place des ateliers de cuisine intuitive et émotionnelle pour quitter le paradigme occidental, très scolaire lié à l’apprentissage.

Ma mère étant décédée quand je suis passée vegan, je n’ai pas pu lui poser toutes mes questions sur ses recettes de cuisine. J’ai du me faire des bains de souvenirs et de gestes, pour me replonger dans nos moments partagés en cuisine. J’ai pris conscience que nos mamans transmettent différemment. Elles nous poussent à regarder, à sentir. Ma mère me disait toujours « regarde ». J’ai réalisé dans mes moments nostalgiques que j’avais emmagasiné les textures, les gestes, les odeurs et que cette compréhension là était supérieure à la notion de quantité.

Comprendre l’apport des aliments, les textures, les compositions, permet d’être à l’aise pour réaliser n’importe quelle recette.

C’est ce que j’aimerais transmettre dans mes ateliers, permettre la connexion à une intelligence émotionnelle plus que scolaire. Apprendre à faire des erreurs en cuisine, faire la cuisine les yeux fermés…

A long terme,  je travaille également sur un livre qui parlerait de la communauté noire et du veganisme. J’aimerais également m’installer en Guadeloupe pour exporter mon savoir-faire. L’alimentation doit être notre médicament.

RTM | Et enfin, qu’est-ce qui fait de Charlotte une Reine Des Temps Modernes ?

Charlotte | Je suis ancrée dans la réalité. Je n’ai pas peur de ce qui peut faire mal, car je sais que derrière se cache du positif. Pour moi, la modernité, c’est apprendre du passé et du présent pour construire un futur. On voit souvent la modernité comme étant lié à l’avant-gardisme. Je me considère pourtant comme une fille du passé, comme une archéologue. Tout est déjà là, la modernité serait d’y revenir, d’être sur la pérennité. Revenir à ces bases et ne pas nier la réalité, ne pas vivre dans un fantasme. Le fantasme de l’homme chasseur, de l’homme aveugle de la planète qui s’éteint, de la montée des eaux, des îles qui disparaissent, des animaux en voie de disparition et des fruits qui ne poussent plus. Je suis très ancrée dans la réalité. Ca m’aide à avancer et à vouloir changer les choses.  

5 Commentaires

  1. Très beau parcours. Son avis sur le veganisme est très édifiant,. Manger de la viande me tiraille depuis plus d’un an, mais je n’ai toujours pas franchi le cap. Je sais que ça se fera… Charlotte est une belle personne, on a besoin de personnes comme elle dans la communauté pour se reconnecter à nous-même. On t’attend en Guadeloupe ma belle !

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